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Comment Jul a surmonté les critiques pour devenir le plus gros vendeur du rap français

Article rédigé par Vincent Matalon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le rappeur marseillais Jul, le 6 décembre 2018 à Paris. (MAXPPP)

Le rappeur marseillais a sorti vendredi "Indépendance", son 26e album (mixtapes incluses) en seulement sept ans de carrière.

Le rappeur marseillais Jul a sorti vendredi 10 décembre Indépendance, son 26e album (mixtapes incluses) en seulement sept ans de carrière. A cette occasion, nous vous proposons de découvrir cet article, initialement publié en décembre 2020.


"J'marche en bande organisée, pas là pour sympathiser. Ils ont pas cru en moi, t’inquiète, au final, ils ont réalisé". Dans un couplet du morceau collaboratif Je suis Marseille, Jul résume en une phrase les sept premières années de sa carrière : critiqué, voire moqué, en raison d'un style iconoclaste lors de ses débuts en 2014, il a fini par s'imposer comme l'un des acteurs incontournables du rap français.

Le Marseillais, qui a sorti vendredi 10 décembre son 26e album Indépendance, est carrément devenu en février 2020 le plus gros vendeur du rap français de l'histoire avec 4 millions d'albums écoulés. Comment a-t-il réussi un tel tour de force ? Réponse en trois temps.

En imposant une patte musicale festive (tout en donnant des gages aux puristes)

Mélodie joyeuse d'inspiration électronique, refrains entêtants, rythmiques efficaces, paroles décrivant un quotidien qui jongle entre rap, amis, histoires d'amour entre deux virées en voiture, alcool et joints... "Quand tu entends du Jul, tu peux trouver ça fantastique... ou atroce. Mais tu reconnais tout de suite", sourit Mehdi Maïzi, responsable du hip-hop sur la plateforme Apple Music et auteur de Rap français, une exploration en 100 albums (Le Mot et le Reste, 2015). Vous voulez vérifier ? Ecoutez les premières secondes de J'oublie tout (sorti en 2014), puis de Je me promène (2016) et de Sousou (paru cette année) : les ingrédients changent, mais la recette reste toujours très éloignée des sonorités puissantes souvent prisées dans le rap.

Pour composer ses morceaux, le Marseillais ose même s'aventurer dans le territoire de la variété et de la pop, que la plupart des rappeurs fuiraient par peur de ruiner leur image de dur à cuire. Il reprend ainsi, parfois en duo, Barbie Girl d'Aqua, Les Démons de minuit d'Emile et Images, Le Mendiant de l'amour d'Enrico Macias ou plus récemment Nuit de folie de Début de soirée. Un incontournable des soirées populaires dont il transforme le "Et tu tapes, tapes, tapes, c'est ta façon d'aimer" en "Et tu snappes, snappes, snappes [utilises le réseau social Snapchat], quand tu veux t'ambiancer".

"Jul a l'art de lier rap et culture populaire, explique Fred Musa, qui anime depuis 1996 l'émission Planète Rap sur Skyrock. Cela a fait grincer des dents au départ, parce que nous avons tendance en France à penser que le rap doit forcément être politique et engagé. Alors que c'est aussi une musique historiquement festive : au début du mouvement, il y a eu The Message [un morceau fondateur du rap à messages sorti en 1984], mais aussi Rapper's Delight [une chanson très festive parue en 1979] !", assène-t-il.

Guitariste et producteur touche-à-tout, le rappeur A2H ne dit pas autre chose. "Pour être honnête, quand je suis tombé sur Dans ma paranoïa en 2014, mon côté 'musicos' a pris le dessus et je n'ai pas kiffé du tout. J'ai trouvé ça basique, j'étais choqué par cette ambiance de quasi fête foraine. Mais il a perfectionné sa formule, et à force, j'ai compris son délire. Aujourd'hui, je retourne totalement ma veste !", admet celui qui se compare à un "fan de jazz qui apprécierait du reggae".

Signe qu'il n'est pas seul à s'être converti, il assure que plusieurs artistes qui passent par ses studios n'hésitent plus à lui demander des musiques "à la Jul". Et le musicien de conclure : "En plus, quand Jul veut vraiment 'kicker' [rapper], il sait très bien le faire..."

Car bien qu'il se revendique "ovni" de la scène française, Jul ponctue tous ses albums d'un ou deux morceaux de rap pur et dur, dans lesquels il abandonne l'autotune qui modifie trop sa voix au goût des puristes les plus pointilleux. "C'est un sacré rappeur, qui l'a prouvé à plusieurs reprises sur Planète Rap. Il est parfaitement à l'aise pour poser des rimes sur une instru en style libre, ce qui est un exercice où il est impossible de tricher", embraye Fred Musa, qui ne se prive pas de rappeler qu'avec 43 minutes et une seconde, le Marseillais détient le record du plus long freestyle réalisé en direct dans son émission.

En restant simple (tout en étant discret)

Une partie du succès de Jul s'explique aussi par l'image qu'il dégage. A la manière d'un Jean-Jacques Goldman, il fuit la lumière des projecteurs et les objets clinquants souvent associés aux stars du rap. Sa parole publique est très rare : contacté par l'intermédiaire de son agent et de ses avocats, il n'a pas souhaité répondre à franceinfo. 

"Il est simple et humble", confirme Solda. Membre du groupe Guirri Mafia, issu du quartier Félix-Pyat situé au nord de Marseille, il connaît Jul depuis 2010. "On s'est perdu de vue à plusieurs reprises au fil des années, mais on s'est toujours retrouvés", continue celui qui a récemment collaboré avec lui sur le tube Bande organisée. "La preuve que c'est un bon mec ? Il vient de m'offrir la paire de baskets qui sort en édition limitée avec son album !", lâche-t-il dans un éclat de rire.

Là où un Booba se demande s'il doit choisir "la Ferrari ou la Lambo[rghini]" pour "frimer ce week-end", Jul débarque au Stade Vélodrome en Twingo pour présenter son album au public. Et plutôt que de renouveler sa garde-robe avec des vêtements de luxe, le Marseillais s'affiche claquettes-chaussettes aux pieds avec des survêtements Décathlon (au point de consacrer un morceau entier à sa veste Quechua). Un style qui a créé une vraie tendance dans sa ville, faisant grimper en flèche les ventes de survêtements de l'enseigne sportive, comme l'expliquait France 3 Marseille à la fin 2019.

Cette simplicité se retrouve dans la manière dont l'artiste gère sa présence sur les réseaux sociaux. Suivi par près de 2,5 millions de personnes sur Instagram et 1,5 million sur Twitter, Jul n'hésite pas à se passer des services d'un community manager pour s'adresser directement à sa "team". Ses messages remplis de fautes d'orthographe lui ont valu les railleries de la presse généraliste (y compris, reconnaissons-le, de franceinfo), mais l'intéressé assume totalement son style dans une de ses rares interventions médiatiques auprès du Parisien.

"Si je voulais, je pourrais écrire mieux. Mais j'ai pris l'habitude d'écrire avec mon portable, même mes textes pour mes chansons. Du coup, j'ai une écriture texto. Maintenant, si j'écrivais sans faute, mes fans, ma Team Jul, devinerait tout de suite que ce n'est pas moi. S'il y a des fautes, c'est que c'est moi ! Et ce qui compte le plus au monde c'est de garder ma sincérité, de rester simple et travailler beaucoup."

Jul

au "Parisien"

Cette bonhomie certaine lui permet de bénéficier d'une large bienveillance sur les réseaux et d'esquiver les polémiques. Jul a ainsi été félicité pour avoir proposé à ses fans de réaliser la pochette de son nouvel album, là où le youtubeur Squeezie avait dû renoncer à un concours similaire après avoir été accusé de recourir au travail spéculatif. Et alors que des rappeurs comme Médine ou Orelsan ont été contraints de s'expliquer pour des paroles provocatrices prononcées par le passé, le "Te déshabille pas, j'vais te violer" lancé par le Marseillais dans l'un de ses premiers succès paru en 2014 semble avoir traversé l'époque #MeToo sans encombre, du moins pour l'instant.

En abattant un travail phénoménal (tout en se mettant au service du collectif)

Mais l'ingrédient principal du succès de Jul est sans conteste sa capacité à bombarder ses fans de nouveautés. En six petites années, cet autodidacte de la musique a sorti pas moins de quatorze albums studios, auxquels s'ajoutent sept projets distribués gratuitement en ligne (mixtapes). "Il incarne comme personne la génération streaming, qui su imposer un nouveau rythme à la scène rap", analyse Fred Musa, admiratif de la capacité du Marseillais à proposer en plus des titres inédits à chacun de ses passages dans Planète Rap.

"On est face à un mec qui fait quatre albums par an, avec à chaque fois des titres qui deviennent des tubes nationaux", abonde Mehdi Maïzi. Un tour sur le site du Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) permet de le constater. Diamant, double ou triple platine, or... La quasi-totalité des projets de Jul ont été certifiés. Le rappeur a d'ailleurs décidé en mars dernier de vendre ces récompenses aux enchères pour venir en aides aux hôpitaux confrontés à la pandémie de Covid-19. Plus de 300 000 euros ont ainsi été récoltés, notait alors France 3.

"C'est l'avantage du rap : dans cette époque où les chiffres de vente prédominent, tu ne peux que t'incliner quand les résultats sont là. Ce succès lui a permis d'être unanimement respecté par les autres rappeurs."

Mehdi Maïzi, responsable hip-hop de la plateforme Apple Music

à franceinfo

Cette folle productivité, qui lui a valu d'être surnommé "la Machine", permet à Jul de faire parler de lui quasiment toute l'année. Mais il sait aussi se mettre en retrait : à l'automne, il a réussi à réunir sur un même disque une cinquantaine de rappeurs marseillais. Baptisé 13 Organisé, le projet associe des figures tutélaires comme IAM et la Fonky Family à des talents confirmés comme SCH et L'Algérino, tout en y ajoutant des jeunes pousses (Elams ou Moubarak) et des plumes revendicatives (Keny Arkana).

Les anciens du rap marseillais ont alors pu observer de près la méthode Jul. "J'ai découvert l'homme et l'entrepreneur. Je comprends mieux sa carrière : je n'ai jamais vu un bosseur pareil. Il s'est occupé de tout : les rendez-vous, les sessions studios, les productions… Tout le mérite lui revient", s'enthousiasme Sat l'Artificier, membre de la Fonky Family, dans les colonnes du Monde.

Jul n'a pourtant pas profité du succès de cette opération, qui fera date dans l'histoire du rap marseillais, pour toucher le jackpot. "Pour ce projet, il a tenu à ce que les 50 participants soient crédités comme producteurs afin qu'ils puissent tous toucher la même somme. Je n'avais jamais vu ça dans le milieu du rap", indique Fred Musa. Et le présentateur de Planète Rap de s'interroger à voix haute : "C'est comme s'il pensait ne pas mériter la place centrale qu'il occupe désormais."

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