Comment la pop culture des années 2000 a détruit Britney Spears
Britney Spears n'a que 10 ans lorsqu'elle apparaßt à la télévision américaine pour la premiÚre fois. Candidate de l'émission "Star Search", elle interprÚte Love Can Build a Bridge du groupe de country féminin The Judd. La performance habitée de la fillette en sage robe à froufrou et collants gris déclenche les cris enthousiastes de la salle. A la fin de sa performance, l'animateur lui demande : "Tu as un petit copain ?" "Non, ils sont méchants", répond-elle sous les rires du public. "Pas tous ! Que penses-tu de moi ?", lui rétorque le présentateur de 70 ans.
Ce genre de question suit Britney Spears toute sa carriĂšre. De sa rĂ©vĂ©lation en 1998 avec le hit planĂ©taire Baby One More Time à son retrait de la scĂšne en 2021, elle obsĂšde les mĂ©dias people. Sa vie privĂ©e est dissĂ©quĂ©e et Ă©talĂ©e, sans limites, dans les pages des magazines et sur internet, oĂč les blogs et sites de ragots trash foisonnent. Il faut attendre l'Ă©mergence du mouvement #MeToo pour que d'autres voix s'expriment et que l'artiste connaisse un dĂ©but de rĂ©habilitation.
Britney Spears publie ses mĂ©moires La Femme en moi, aux Ă©ditions JC LattĂšs, mardi 24 octobre. Un premier ouvrage dans lequel elle entend raconter sa carriĂšre de son propre point de vue. "Vous ĂȘtes prĂȘts ?" a-t-elle glissĂ© sur Instagram, comme un clin d'Ćil aux paroles de son tube I'm a Slave 4 U.
Une adolescente hypersexualisée
En 1998, Baby One More Time est une dĂ©flagration. Les annĂ©es 1990 sont saturĂ©es par le grunge des garçons de Nirvana d'un cĂŽtĂ© et la pop adolescente des Backstreet Boys et NSYNC de l'autre, quand cette jeune fille issue de la classe populaire de Louisiane fait irruption. Dans son clip, en tenue d'Ă©coliĂšre, chemisier nouĂ© au-dessus du nombril et mini-jupe plissĂ©e, Britney Spears chante la solitude d'une ado qui espĂšre que son petit ami va la rappeler. "Avec les Spice Girls, on se demandait Ă quelle membre du groupe s'identifier. LĂ , j'avais un seul modĂšle et c'Ă©tait trĂšs fort. Je la trouvais libre, affirmĂ©e", se souvient la journaliste ChloĂ© Thibaud, ancienne fan et autrice de Toutes pour la musique.Â
Le single se vend Ă 500 000 exemplaires le jour de sa sortie aux Etats-Unis et se hisse Ă la premiĂšre place dans tous les pays oĂč il est diffusĂ©. A 17 ans, la chanteuse est nommĂ©e aux Grammy Awards dans la catĂ©gorie "meilleure performance musicale fĂ©minine". "Britney Spears a Ă©tĂ© l'une des premiĂšres grandes artistes d'un cycle pop qui a dĂ©butĂ© Ă la fin des annĂ©es 1990 et s'est poursuivi jusqu'au dĂ©but des annĂ©es 2000", constate Clarke Ingram, programmateur amĂ©ricain de radio auprĂšs du Guardian.Â
Jeune, blanche, jolie et blonde, Britney Spears devient "l'enfant chérie de l'Amérique". Les journaux saluent son refus de boire de l'alcool et sa volonté de "rester vierge jusqu'au mariage". Virginité qu'elle ne cessera de devoir justifier dans les médias.
"Elle incarnait parfaitement l'ambiguĂŻtĂ© de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine. On voulait qu'elle soit pure, une ado sans vie sexuelle, et en mĂȘme temps on l'hypersexualisait et on la ramenait toujours à ça."
Chloé Thibaud, autrice de "Toutes pour la musique"à franceinfo
En avril 1999, Britney Spears fait la couverture de Rolling Stones, allongĂ©e sur un drap rose, en sous-vĂȘtements, peluche Teletubbies au bras. Dans les pages intĂ©rieures, elle est en soutien-gorge entourĂ©e de poupĂ©es dans sa chambre. Le journaliste, alors ĂągĂ© de 30 ans, la dĂ©crit qui "Ă©tend sa cuisse dorĂ©e sur toute la longueur du canapĂ©", et dont le tee-shirt "s'Ă©tire en raison de sa poitrine gĂ©nĂ©reuse". Le magazine GQ lui gonfle les seins en une et titre "Dieu merci pour les petites filles".
"Pour beaucoup, vous ĂȘtes une contradiction. D'un cĂŽtĂ©, vous ĂȘtes virginale, douce et innocente. De l'autre, vous ĂȘtes une vamp sexy en sous-vĂȘtements", accuse le journaliste Mike Munro dans l'Ă©mission "Current Affairs". MĂȘme obsession Ă l'Ă©tranger. "Il y a quand mĂȘme une connotation sexy dans la maniĂšre dont vous ĂȘtes faites, dont vous bougez", lui lance l'animateur français Nagui, goguenard, dans "Nulle part ailleurs". "Beaucoup de gens Ă©taient mal Ă l'aise avec sa sexualitĂ©. J'ai travaillĂ© avec beaucoup de boys band et aucun garçon n'a Ă©tĂ© scrutĂ© comme elle", tĂ©moigne Hayley Hill, ancienne directrice de la mode du magazine Teen People, dans le documentaire Framing Britney Spears.
Des stars poussées à la rivalité
"Les annĂ©es 2000 sonnent la fin de la troisiĂšme vague fĂ©ministe : on apprend aux filles que le sexe, c'est le pouvoir, qu'on peut cĂ©lĂ©brer sa fĂ©minitĂ©, sa dĂ©sirabilitĂ©. Alors mĂȘme qu'on voit monter le conservatisme chrĂ©tien, la culture de l'abstinence. Pour ĂȘtre cĂ©lĂšbre, il fallait ĂȘtre les deux Ă la fois", rĂ©sume Sady Doyle, autrice de Trainwreck : The Women We Love to Hate, Mock, and Fear⊠and Why, dans Le Temps. En 2003, Britney Spears tente d'expliquer au New York Times : "J'ai 21 ans. Je ne peux pas jouer Ă©ternellement avec mes poupĂ©es."
Toutes les jeunes chanteuses de l'Ă©poque, Lindsay Lohan ou encore Christina Aguilera subissent ces jugements. "Ce sont des stars qu'on a vu grandir, dont on a vĂ©cu le passage de prĂ©ado Ă ado puis Ă jeune adulte. (âŠ) On pense avoir le droit de tout savoir sur elles comme si elles nous appartenaient", analyse Jennifer Padjemi, autrice de FĂ©minismes & pop culture, dans Les Inrocks. Ce jugement accompagnĂ© de mĂ©pris Ă©tait accentuĂ© par le fait que ces artistes venaient souvent de l'univers Disney (âŠ) et que c'Ă©tait considĂ©rĂ© comme de la 'sous-culture'."Â
Elles sont également sans cesse comparées. Qui est la plus belle ? Qui chante le mieux ? "En tant que femme, la société nous apprend à cultiver cette rivalité, on nous présente comme des menaces les unes pour les autres, poursuit Chloé Thibaud. Dans le show business, on leur rappelait qu'il n'y avait qu'une seule place pour une femme."
L'attitude toxique des médias
La couverture mĂ©diatique prend une nouvelle ampleur lorsque Britney Spears se met en couple avec Justin Timberlake, membre de NSYNC. "L'un des couples les plus iconiques du dĂ©but des annĂ©es 2000", rappelle ChloĂ© Thibaud. Ils font la une des journaux, dĂ©filent sur les tapis rouges en tenues assorties. Mais quand le couple se sĂ©pare en 2002, Britney Spears est violemment attaquĂ©e dans les mĂ©dias. Dans une interview sur CNN, la journaliste Diane Sawyer lui reproche ainsi d'avoir "brisĂ© le cĆur" de Justin Timberlake. "Vous avez donnĂ© l'impression que vous n'Ă©tiez pas fidĂšle, que vous avez trahi la relation, lance-t-elle Ă une Britney Spears en pleurs. Que diriez-vous Ă la petite fille qui assurait qu'elle resterait vierge jusqu'au mariage ?"
Pendant ce temps, la carriĂšre solo de Justin Timberlake dĂ©colle. Dans son clip Cry Me A River, il accuse une femme qui ressemble Ă Britney Spears de l'avoir trompĂ©. Et c'est lui qu'on interroge sur la virginitĂ© de son ex. Dans une Ă©mission de radio animĂ©e par des hommes, Ă la question "Tu as baisĂ© Britney Spears ?", il confirme, hilare. "Pour les mĂ©dias, il Ă©tait la victime alors qu'il a usĂ© du slut shaming pour rĂ©ussir", estime ChloĂ© Thibaud. Il ne s'excuse que vingt ans plus tard sur Instagram : "Je suis dĂ©solĂ© pour ces moments de ma vie oĂč mes actes ont contribuĂ© au problĂšme. (âŠ) J'ai bĂ©nĂ©ficiĂ© d'un systĂšme qui favorise la misogynie." Dans ses mĂ©moires, publiĂ©es le 24 octobre, Britney Spears rĂ©vĂšle Ă©galement avoir avortĂ© contre son grĂ© lors de sa relation avec le chanteur, car ce dernier ne "voulait pas ĂȘtre pĂšre".
Le harcĂšlement mĂ©diatique s'intensifie encore les annĂ©es suivantes. C'est l'Ă©poque de l'Ă©mergence des blogs consacrĂ©s aux cĂ©lĂ©britĂ©s, comme le site amĂ©ricain TMZ. Son mariage express avec un ami d'enfance, ses sorties alcoolisĂ©es avec Paris Hilton Ă Los Angeles, sa conduite en voiture avec l'un de ses enfants sur les genoux⊠Tout est rapportĂ©, images de mauvaise qualitĂ© Ă l'appui, quelques minutes plus tard. Alors que Britney Spears vient de se sĂ©parer de son mari, est mĂšre de deux jeunes enfants et souffre de dĂ©pression post-partum, elle est traquĂ©e par les paparazzis. "Je suis devenue une 'party girl'. Je sortais pour maĂźtriser ma rupture. J'Ă©tais dans un Ă©tat si fragile, j'allaitais un enfant, puis j'avais l'autre avec moi", dĂ©crit-elle dans le documentaire La Confession. DĂšs que je rentrais chez moi, je me disais : 'Mon dieu, je ne peux pas rester lĂ '. Donc je prenais ma voiture et je roulais, j'allais n'importe oĂč."
"Pour la premiÚre fois, la détresse est filmée, photographiée et commentée en permanence."
Jean-Victor Blanc, psychiatredans son livre "Comment la pop culture nous aide Ă comprendre les troubles psychiques"
"Et qui Ă©tait Ă la tĂȘte des rĂ©dactions ? Principalement des hommes blancs. C'est Ă travers leur regard que ces histoires Ă©taient construites", note Allison Yarrow, autrice de 90s Bitch : Media, Culture, and the Failed Promise of Gender Equality, dans Le Temps. "Si vous regardiez ces magazines Ă cette Ă©poque, vous pouviez constater qu'il n'y avait pas de bonnes façons d'ĂȘtre une femme, seulement de mauvaises : bimbo, salope ou prude, dĂ©crypte la sociologue Carolyn Chernoff dans le New York Times. MĂȘme si ĂȘtre jolie, blanche, mince et riche vous donnait une longueur d'avance."
Le mal-ĂȘtre documentĂ© en direct
Le magazine US Weely se rĂ©gale de cette frĂ©nĂ©sie. "On dĂ©pensait des milliers pour des photos qui nous rapportaient cinq fois plus. Les gens Ă©taient fascinĂ©s par sa chute", se souvient l'ancien directeur de la photo de l'hebdomadaire dans Framing Britney Spears. "Britney est de l'or. Sa vie est un vĂ©ritable dĂ©sastre et je remercie Dieu pour ça chaque jour", se fĂ©licite le fondateur de TMZ, Harvey Levin, citĂ© par le New York Times. Le paroxysme est atteint lorsque Britney Spears se rase la tĂȘte, un soir de 2007. La chanteuse est traitĂ©e de folle, d'hystĂ©rique. "Qu'a perdu Britney Spears cette annĂ©e ?" devient la question d'un jeu tĂ©lĂ©visĂ© avec pour rĂ©ponses possibles "ses cheveux", "sa tĂȘte" ou "son mari".
"La société valorise l'apparence des femmes, notamment par leurs cheveux. Et ne plus en avoir était tout simplement tabou, surtout pour une jeune femme blanche."
Adrienne Trier-Bieniek, sociologue spécialiste des médiasà franceinfo
"Les gens pensaient que je devenais folle, mais j'en bavais", confie un an plus tard Britney Spears dans le film La Confession. "C'Ă©tait juste une maniĂšre de me sentir libre, de 'raser' ce qui m'arrivait."
Peu de voix s'Ă©lĂšvent pour prendre sa dĂ©fense. La fan Cara Cunnigham devient cĂ©lĂšbre en se filmant en train d'implorer les paparazzis de "laissez Britney tranquille". Madonna la prend sous son aile. "Il y a des aspects d'elle dans lesquels je me reconnais. Parfois, vous faites des erreurs et tout le monde vous regarde. Mais ce ne sont mĂȘme pas des erreurs, ça s'appelle grandir", confie-t-elle dans le film La Confession. AprĂšs cet Ă©pisode, Britney Spears est placĂ©e sous la tutelle de son pĂšre. Elle y reste treize annĂ©es.
Une lente réhabilitation aprÚs #MeToo
Il faut attendre l'émergence du mouvement #MeToo en 2017 pour que le regard porté sur Britney Spears commence à changer. Le collectif #FreeBritney et plusieurs documentaires y contribuent. Le hashtag #WeresorryBritney émerge en ligne pour lui demander pardon. Grùce aux réseaux sociaux, dont Instagram, Britney Spears reprend le contrÎle "sur sa vie et son image en diffusant ce qu'elle veut et quand elle veut", observe Chloé Thibaud.
Mais est-ce suffisant ? "Les fans soutiennent Britney Spears, ils se soucient d'elle, mais ils n'ont pas pour autant arrĂȘtĂ© de l'observer", pointe la chercheuse Julie Escurignan, spĂ©cialiste des Ă©tudes sur les fans. Les soupçons sur sa santĂ© mentale ou les commentaires sur son corps inspirent toujours de la moquerie. La nouvelle gĂ©nĂ©ration de chanteuses, incarnĂ©e par Selena Gomez, Taylor Swift ou Ariana Grande continue de subir des commentaires sexistes. Pour la journaliste Allison Yarrow, interrogĂ©e par Le Temps, la simple relecture des vies des femmes Ă l'aune des valeurs post-#MeToo n'est pas suffisante. "Je crains que cette vague d'excuses individuelles ne nous dĂ©tourne de ce qui est rĂ©ellement important : les problĂšmes structurels."
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