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Comment Stromae a surmonté "ses pensées suicidaires" pour préparer un retour formidable

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
L'artiste belge Stromae aux Victoires de la musique, à la Seine musicale, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), le 11 février 2022. (BERTRAND GUAY / AFP)

Révélé en 2011 avec le titre "Alors on danse", puis devenu une immense star internationale avec son deuxième album "Racine carrée" en 2013, Stromae revient après plus de sept ans d'absence avec son troisième opus, "Multitude". Un événement musical très attendu, après un succès fulgurant qu'il a eu du mal à gérer.

"J'ai parfois eu des pensées suicidaires, j'en suis peu fier". Larmes aux yeux, Stromae raconte sa dépression et ses "pensées suicidaires", face caméra, sur le plateau du journal de 20 heures de TF1, dimanche 9 janvier. Interrogé par Anne-Claire Coudray, il fait exploser le cadre de l'interview classique, s'adressant directement à la caméra et racontant ces pensées qui lui "font vivre un enfer." En un titre, L'Enfer, Paul Van Haver, de son vrai nom, a mis des mots sur le burn-out qu'il a traversé durant l'année 2015, alors qu'il enchaînait les concerts après le succès de son deuxième album Racine carrée.

Un passage médiatique très remarqué, critiqué par certains, notamment par Booba sur Instagram, mais aussi salué par d'autres puisque révélateur d'un sujet, le suicide, première cause de mortalité chez les jeunes, comme l'a rappelé l'émission "C à vous". A l'occasion de la sortie de son troisième disque Multitude, vendredi 4 mars, et après le passage remarqué du Belge aux Victoires de la musique le 11 février, franceinfo revient sur cette période qui aurait pu coûter très cher à l'artiste.

"Tout prédisposé à péter un plomb"

Lorsque Stromae revient durant l'été 2013 avec Racine carrée, il doit confirmer le succès de Cheese, son premier album sorti en 2010. Le tube Alors on danse, qui s'est écoulé à plus de trois millions d'exemplaires dans le monde, a fait de lui une star. "Cela ne ressemblait à rien, il avait réussi à mélanger musique électro, Jacques Brel, Louise Attaque, style urbain et chanson française", décrypte pour franceinfo le producteur Tefa, qui a collaboré avec l'artiste belge. En pleine préparation de la sortie de son deuxième disque, une vidéo tournée par un inconnu fait son apparition sur la toile. On y voit Stromae, en train de manger tranquillement dans sa voiture, qui se fait importuner. Le lendemain, cette vidéo fait la une des journaux, occultant la promotion du chanteur. "J'avais sorti des clips juste avant et les médias étaient plus intéressés par cette vidéo de moi dans ma voiture en train de me faire ennuyer plutôt que par un clip que j'avais sorti juste avant... Je me suis dit : 'Ils veulent du sang ? Je vais leur donner du sang'", raconte Stromae en 2018 dans un entretien avec Laurent Delahousse sur France 2. Ainsi naît le clip de Formidable, où l'on découvre un Stromae, ivre, déambulant en plein Bruxelles, sous l'œil incrédule des badauds, téléphones portables en main. Un coup monté et orchestré par l'artiste et son équipe. Le succès est foudroyant, "ce clip a tout entraîné", remarque Tefa.

Quelques semaines plus tard sort le titre Papaoutai, qui connaît le même destin, et quand l'album sort, c'est "l'explosion atomique", selon Sylvestre Defontaine, directeur des programmes culturels pour la RTBF. Résultat : deux millions d'albums vendus et une tournée internationale qui s'étale sur près de deux ans. "Tu es pris dans un tourbillon, la planète entière te veut", appuie Sylvestre Defontaine. Lorsqu'il se pose en Afrique pour la dernière étape de la tournée, Stromae est "stressé, épuisé, tout prédisposé à péter un plomb, ça c'était sûr", témoigne-t-il dans le documentaire de France 24 Malaria business : les laboratoires contre la médecine naturelle ? "J'avais quand même fait 200 concerts en deux ans, ce qui était, quand j'y repense, un nombre insensé", retrace-t-il chez Laurent Delahousse. Et un show de Stromae demande un lourd investissement. "Tu es poussé par le dispositif de la scène, qui était massif. Et plus le show est gros, plus ça te demande d'efforts physiques", observe Sylvestre Defontaine.

"Je l'ai vu se donner sur scène, perdre des litres des sueurs, j'ai pensé qu'il était en train de se brûler les ailes."

Sylvestre Defontaine, directeur des programmes culturels à la RTBF

à franceinfo

Alors l'inévitable se produit. "Comme dans n'importe quel métier, quand on travaille trop, on arrive à un burn-out", glisse, avec du recul, l'artiste. Au Congo, le 10 juin 2015, après un concert, Stromae craque, notamment en raison des effets secondaires du Lariam, un médicament anti-paludisme. "L'accélérateur, ça été le Lariam. Pendant le concert, je ne me rendais pas compte, parce que j'étais persuadé de la folie dans laquelle j'étais, je n'avais pas le recul (...) Mon frère a eu le déclic et s'est rendu compte qu'il y avait un truc qui n'allait pas. S'il n'avait pas été là je me serais sans doute suicidé cette nuit-là, ça c'est sûr, je pèse bien mes mots quand je dis ça. S'il n'avait pas été là, je ne serais pas là pour vous parler aujourd'hui", avoue-t-il dans le documentaire de France 24.

Retrouver l'ombre

Pendant quatre mois, l'artiste déconnecte complètement. Il termine sa tournée par un concert au Rwanda, dans le pays de son père, puis disparaît des radars. "Avait-il prévu la célébrité et ses conséquences ? Avec une réussite si fulgurante et une fois arrivé au sommet, cela a été très compliqué pour lui", s'interroge Cédric Naïmi, auteur du livre Stromae (éd. Carpentier, 2014). "Personne n'est prêt au succès, assure Tefa, Stromae a vécu la même chose que Diam's". La rappeuse était tombée en dépression après le succès de son deuxième album Dans ma bulle et avait raconté cette sombre période dans le dernier titre de sa carrière, Si c'était le dernier. "C'est quelqu'un de très sensible, mais qui a vraiment la tête sur les épaules. Donc je ne me suis pas dit spontanément qu'il y avait un terreau pour que ça parte en vrille", assure Sylvestre Defontaine. "Les gens ont pris conscience d'à quel point il était mal", continue le directeur des programmes qui, comme ses confrères et le public, s'est plié au silence imposé par l'artiste. 

"Il avait perdu pied, on savait qu'il était en train de se reconstruire."

Sylvestre Defontaine, directeur des programmes culturels de la RTBF

à franceinfo

L'artiste a tout simplement besoin d'une pause, comme il l'explique au magazine britannique Complex en 2014 : "Il va falloir beaucoup de temps avant que [je] retrouve une vie normale, et être normal moi-même." "Je veux faire de la musique, mais aussi avoir une vie normale. Bien sûr j'aurais toujours envie de voyager, mais je suis plus préoccupé par ma santé mentale [rires] et le fait de voir de ma famille. Je comprends qu'on puisse devenir fou avec un tel succès […] Je ne crois pas que ce soit naturel d'avoir autant d'attention… Je crois que j'aurai besoin de quelques années pour m'en remettre", explique-t-il.

Chez lui, à Bruxelles, Stromae se reconstruit. Il devient père et se marie avec la styliste belge Coralie Barbier. Un mariage organisé dans le plus grand secret. "Il a invité ses proches, mais sans leur dire que c'était pour son mariage, ce n'est qu'une fois sur place que les personnes ont compris pourquoi elles étaient là, raconte Sylvestre Defontaine, il voulait reprendre le contrôle." Il lance aussi sa marque de vêtements, Mosaert, anagramme de Stromae, avec sa femme et son frère Luc Junior Tam. Au printemps 2018, il sort du silence, d'abord pour évoquer cette marque pour Paris Match Belgique, et répète son besoin de souffler. "Mosaert, ça nous a permis de nous diversifier et de continuer à travailler. Ça m'a permis de travailler tout en restant dans l'ombre, et ça, ça faisait du bien", glisse-t-il. Puis sur France 2 avec Laurent Delahousse, où il rassure sur son désir de revenir à la musique, mais à son rythme : "Je reconnais que c'est quelque chose dont je ne pourrais pas me passer. Par contre, la façon dont j'envisagerai la suite, une tournée, un album, ce sera à un rythme beaucoup plus sain et reposé."

"Il a plié le 'game' une deuxième fois"

Cette réapparition médiatique se double d'un nouveau titre, Défiler, qui accompagne la présentation de la collection de Mosaert. Mais son retour sur la scène musicale se fait par l'intermédiaire des autres. Il collabore avec les rappeurs Orelsan et Bigflo et Oli, les chanteuses Vitaa, Anggun ou encore Yael Naim. "Le fait de collaborer avec quelqu'un d'autre, pour quelqu'un d'autre, ça permet de ne garder que la créativité, le côté fan et le partage, sans la charge et la lourdeur d'une gestion de carrière", assure Yael Naim dans un reportage de France 2. Par ses collaborations distillées au compte-gouttes, Stromae prouve qu'il est prêt à revenir.

A l'automne 2021, en pleine pandémie de Covid-19, il sort Santé, un titre évocateur quand on sait d'où il revient, qui évoque les "invisibles" de la société. Avant un retour tonitruant début janvier au JT de 20 heures de TF1. Face caméra, il parle de sa descente aux enfers qui l'a conduit aux portes du suicide. "Après plus huit ans d'absence, une durée inouïe sur le plan artistique, alors qu'on se dit qu'il pourra pas faire mieux en termes de 'waouh', il a plié le 'game' une nouvelle fois avec cette prestation", analyse Sylvestre Defontaine. "J'ai trouvé ça inspirant et créatif, assure Yael Naim, contactée par franceinfo. Parler de ce thème ouvertement, c’est libérateur et nécessaire. L'art a un rôle social et politique et c'est important de s'en rappeler. Stromae fait passer un message personnel, tout en touchant toutes les couches sociales et tous les âges."

"Il s'est approprié le journal télévisé, c'est magnifique, certaines personnes ont critiqué alors que c'est une leçon de marketing."

Tefa, producteur de musique

à franceinfo

Un retour qui confirme l'aura, la puissance et la recette de l'artiste. "Il a réussi à mélanger les sujets lourds et à faire danser dessus", synthétise Cédric Naïmi. "Un couplet qui donne envie de se suicider la tronche, et un refrain qui donne envie de pique-niquer", avait un jour lancé Jamel Debbouze dans "Complément d'enquête". 

"Il s'empare des sujets qui le touchent, il se trouve qu'ici c'était le suicide. Il ne l'a pas fait pour faire un coup", avance Sylvestre Defontaine. Mais cette prestation, outre les polémiques qu'elle a déclenchées sur les notions d'interview et de promotion, a aussi braqué les projecteurs sur un sujet tabou. "Elle est extrêmement importante parce qu'on met enfin dans la lumière le fait que les idées suicidaires sont associées à la honte et à la culpabilité", éclaire Charles-Edouard Notredame, psychiatre à l'hôpital universitaire de Lille (Nord) et coordinateur national pour le 31 14, le numéro national de prévention du suicide, sur franceinfo. 

"C'est enfin donner la possibilité à notre jeunesse de s'identifier à une personne qui a un charisme très fort, du talent, et de pouvoir s'identifier aussi au mal-être qu'il peut ressentir et se permettre d'en parler. "

Charles-Edouard Notredame, psychiatre

à franceinfo

Un sujet encore plus passé sous silence dans le milieu artistique, d'après Yael Naim. "Dans le milieu artistique, on n'a jamais su réellement mettre le doigt sur la santé mentale. Comme c'est un milieu où ça brille, on distingue et on écoute moins les premiers signes de détresse, mais c'est un milieu où le risque de dépression existe. C'est un sujet qui commence à être traité plus sérieusement par des initiative comme l'Insaart (Institut de Soin et d'Accompagnement des Artistes et des Techniciens) et le collectif Cura", ajoute l'artiste. "Sous prétexte que la musique est un métier passion, on est corvéable à merci, on doit tout supporter, ça peut devenir un piège", abonde à l'AFP Sophie Bellet, psychologue et l'une des responsables de l'étude de l'Insaart, qui fut aussi manager d'artistes.

Même le patron de l'OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a tenu à le remercier sur Twitter. Une conséquence que Stromae n'avait sans doute pas prévue. Lui n'estime parler que de choses que les gens peuvent vivre. "On définit souvent ma musique comme étant plutôt joyeuse avec des thématiques un peu plus sombres, un peu plus tristes, c'est un peu comme ça que je vois la vie, elle n'est pas complètement blanche, elle n'est pas complètement noire, il y a des moments difficiles, des moments plus joyeux, et c'est toujours alterné", a souligné l'artiste sur TF1. Avant de résumer sans doute ce qui fait la force de ses chansons : "Il n'y a pas de hauts sans bas, pas de bas sans hauts, c'est la vie."


Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, vous pouvez joindre le 31 14 24h/24 et 7 jours/7. La ligne Suicide écoute est également joignable au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.

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