Au pied des immeubles de Seine-Saint-Denis, "Un Jardin Lyrique" pour s'évader en Corse avec les polyphonies
L'ensemble vocal Sequenza 9.3 a mis en place plusieurs installations sonores dans le parc Jean Moulin Les Guilands de Montreuil/Bagnolet et propose d'explorer le répertoire féminin des chants corses.
Le son des vagues peut surprendre. Lorsqu’on l’entend soudainement près de la maison du parc Jean Moulin Les Guilands, on n’aperçoit aux alentours qu’une étendue d’herbe verte avec d’un côté les barres d’immeubles d’un quartier de Bagnolet, et de l’autre, une rangée d’arbres qui dissimule les hauteurs de Montreuil. Le doute ne plane pas longtemps, la mer n’est pas en Seine-Saint-Denis (93). Mais c’est son image qui vient de toquer à notre esprit stimulé par un son dont on ne sait pas très bien d’où il vient et pourquoi il nous parvient. Les cloches d’une église, des sirènes lentes et plaintives, de l’orage et des voix lointaines succèdent au son océanique.
Plusieurs familles et groupes d’amis se sont installés dans le parc pour l’après-midi. Autour d’eux des joggeurs, des promeneurs. Certains, intrigués par les sons entendus inopinément, s’arrêtent, lèvent la tête. Le musicien Jean-Yves Bernhard a mis en place des installations sonores autour de la maison du parc. Elles diffusent des sonorités électro acoustiques environ toutes les dix minutes. Leurs noms, L’appel au large, Le Phare ou encore Sirènes confinées, évoquent la période pandémique que nous traversons et ses conséquences. Elles font également référence à la mer, et plus précisément à la Méditerranée qui entoure la Corse. Un lieu qui a inspiré la cheffe de l’ensemble Sequenza 9.3 Catherine Simonpietrie pour la musique de cette troisième édition d’Un Jardin Lyrique qui se tient jusqu'au 30 août. Les installations de Jean-Yves Bernhard font partie de cette manifestation culturelle centrée sur l'art vocal. Des concerts de chants féminins corses sont également prévus tout au long du mois de juillet au parc Jean Moulin Les Guilands ainsi que dans d'autres parcs du 93.
Les chants féminins corses, un répertoire méconnu
Originaire de l’île de beauté, Catherine Simonpietrie a souhaité travaillé sur le répertoire féminin corse. "La polyphonie vocale est très présente sur l’île mais est totalement masculine, explique-t-elle, et j’ai découvert qu’il y avait également de très belles monodies qui se transmettent de générations en générations par les femmes".
Ces mélodies populaires, de tradition orale, sont bien moins connues et ont intéressé la cheffe de chœur qui indique s’être "toujours demandée pourquoi les femmes n’avaient pas plus de poids musical dans cette société". Vendredi 10 juillet, Sequenza 9.3 doit donner à 18 heures un concert où six chanteuses interprèteront notamment six berceuses tirées de ce répertoire féminin corse.
Les concerts se tiendront en extérieur, en plein air, avec une configuration permettant au public de respecter les gestes barrières. Comme beaucoup de travailleurs du secteur culturel, les membres de Sequenza 9.3 ont subi de plein fouet l’impact du coronavirus. Ils ont vu leurs projets et dates de représentation s’annuler peu à peu tout au long du mois de mars. "Sidérée", Catherine Simonpietri "encaisse le coup". Avec le déconfinement, son "envie première" était "de faire de la musique en live". L’ensemble a réfléchi à des formes permettant le maintien d’Un Jardin Lyrique avec les concerts et les installations sonores en extérieur.
Voyager dans ses souvenirs
Quatre enceintes posées sur des pupitres recouverts de tulle noir ont fleuri devant la maison du parc à 17 heures. Empreinte d’A Nanna, du nom des berceuses corses chantées par Sequenza 9.3, est la quatrième installation de Jean-Yves Bernhard. Un air lyrique et mélancolique résonne et fait tourner les têtes de ceux qui profitent un peu plus loin de l’ombre des arbres. Invité à s’approcher, quelques personnes commencent à circuler entre les enceintes.
Quatre adolescents ont interrompu leur partie de ballon et écoutent la berceuse, l’air plus intrigués que transportés par la musique. Ryme, 10 ans, pense "à la mer" et Zakaria, 12 ans, "à l’été". Avec Hamza, 14 ans, et Narjess, 18 ans, ils indiquent que ce n’est pas le style musical qu’ils ont l’habitude d’écouter. "J’aime le rap français, la musique plus urbaine", décrit Hamza. Narjess cite le rappeur Ninho, la chanteuse Aya Nakamura. Elle trouve les chants corses "apaisants, beaux" mais "ne les écouterait pas dans [sa] chambre".
Un peu plus loin, assis sur un banc, Siva Ponnudurai, fines lunettes sur le nez et écouteurs dans les oreilles, a bien entendu un son au loin mais a préféré écouter sa propre musique de son côté. "La journée, je travaille dans la logistique pour Bouygues Télécom et le soir, je suis agent d’entretien dans une école de Montreuil, je viens au parc trente minutes entre mes deux boulots", explique-t-il. Invité à flasher un des nombreux QR codes disséminés dans le parc, et qui permettent également d’écouter les berceuses sur son téléphone, il se prête au jeu.
Son écoute ne l’amène pas jusqu’à l’île de beauté mais dans la Basilique d’Argenteuil, où Siva Ponnudurai est allé écouter en novembre avec un collègue de travail "un concert de chant corse interprété par un chœur masculin". Il n’écoutera pas de deuxième berceuse, il n’a pas beaucoup de temps pour lui. "Mais c’est beau, et cela m’a fait voyager dans mes souvenirs", sourit-il.
"Je n’ai pas de messages à faire passer à part écoutez, c’est très beau", affirme ingénument Catherine Simonpietri qui se défend de tout geste politique en installant ainsi l’art lyrique, musique réputée "savante" ou "difficile d’accès", dans l’espace public. "La musique est au-dessus de cela, elle touche le cœur, l’humanité", tranche-t-elle.
La crainte que des personnes pensent : "ce n'est pas pour nous"
"C’est difficile d’amener le public vers ce répertoire", reconnaît pourtant Ismaël Galerne, jeune homme bénévole pour Sequenza 9.3, en charge notamment de la régie et du démarchage. "Quand j’en parle, j’essaie d’axer sur le côté berceuse, détente, et aussi méditerranéen plutôt qu'uniquement corse, je pense que cela parle à plus de monde", rapporte-t-il, en indiquant que "le risque, c’est que des personnes se disent ce n’est pas pour nous".
Un peu plus loin dans le parc, une famille fête un anniversaire, un groupe de jeunes garçons jouent au foot au rythme de la techno qui pulse à travers la petite enceinte qu’ils ont ramenée avec eux. L’installation Empreinte d’A Nanna s’apprécie un instant, puis chacun retourne rapidement à ses occupations.
A l’ombre des arbres, Salha El Madani, la mère de Narjess, a déployé des chaises de camping et profite de l’après-midi ensoleillée. Elle apprécie la musique. Elle n’était "pas du tout au courant" des installations sonores du parc mais elle "profite" de ces sons qui adviennent soudainement. "C’est agréable", conclut-elle. Narjess, Hamza, Zakaria et Ryme ont fini de jouer au ballon et l’ont rejoint. La musique s’est arrêtée. Et eux ont commencé ensemble à chanter. Les paroles d’une chanson d'Aya Nakamura succèdent à celles des berceuses. L’expérience d’un instant qui n’a pas d’autres buts que celui de l’apprécier.
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