"Thésée, sa vie nouvelle" de Camille de Toledo : l'ovni du carré final du Goncourt 2020
Le livre de Camille de Toledo est une incroyable introspection, qui balaie l'histoire du XXe siècle et nous invite à une réflexion profonde sur le destin de l'humanité.
L'écrivain Camille de Toledo s'est glissé dans le carré final du Prix Goncourt 2020 avec Thésée, sa vie nouvelle, un livre singulier composé de textes et de photographies en noir et blanc, qui fait le récit d'une introspection abyssale entamée quelques années après le suicide de son frère Jérôme, en 2005. Son livre est paru aux éditions Verdier en août 2020.
L'histoire : 2012. Thésée quitte "la ville de l'ouest" (Paris) et prend le train de nuit pour "la ville de l'est" (Berlin). Il emporte avec lui ses enfants, et trois cartons d'archives. Son départ est une fuite. Il vient de perdre coup sur coup son frère, Jérôme, sa mère, et enfin son père. Il veut retisser sa vie avec du fil neuf, et une langue neuve. Au début, ça marche, mais son corps lui, n'a pas oublié. Tout est là, marqué dans l'infinie profondeur de sa chair, dans les particules de ce qui constitue l'essentiel de son être physique (l'eau ?), non seulement les tragédies qu'il a traversées lui-même, mais aussi, comme une constellation, toutes celles, tues, qui autrefois ont déchiré ses aïeux. Treize ans après le suicide de son frère, Thésée sent le passé en lui comme une "mine qui explose, qui a déjà emporté son frère, et qui attend un peu plus loin pour le prendre aussi". Son corps, chambre d'enregistrement des chocs du passé, devient le siège de douleurs abominables, incompréhensibles, insoignables.
Thésée ouvre alors ses cartons d'archives, et se met à observer attentivement les photos qu'il y trouve, de ses parents, de son frère. Il exhume les mots des ancêtres, enfermés depuis plusieurs générations, jamais lus par personne. Il respire, médite, écoute son corps, et peu à peu, s'écarte du socle qui fonde ce monde "moderne" dans lequel il a grandi, sur lequel s'est construit le mythe familial, bâti sur la croissance, le progrès, le confort matériel, la réussite sociale, une vie sans foi et sans passé, les Trente Glorieuses.
"Ne pas rouvrir les fenêtres du temps"
"Ne pas rouvrir les fenêtre du temps" : une fois transgressée cette loi qui gouverne la famille depuis un siècle, Thésée peut enfin saisir des bribes, des bouts de liens autrefois volontairement sectionnés par les ancêtres, et notamment le grand-père maternel, Nathaniel, l'artisan de la réussite familiale. Il peut relier, rattacher, construire des passerelles entre les générations, entrevoir des échos entre les drames, observer des miroirs entre les dates, et remonter à la source, au point ultime : dans l’Espagne du XVe siècle, qui força les Juifs à se convertir, sous peine de mort, puis dans le voyage de deux frères à l'orée du XIXe siècle (l'un des deux frères, Talmaï, est l'arrière grand-père de Thésée), fuyant la violence d'un empire ottoman antisémite, la foi en la France chevillée au corps.
Les tranchées de la première Guerre mondiale, puis les déportations de la seconde, charrieront les premiers drames, qui n'empêcheront pas les survivants de construire leurs vies, coupés des racines, mais guidés par une foi persistante en la "modernité", en ses promesses de prospérité. A travers son corps, à travers la matière, "qui sait infiniment plus que nous", Thésée comprend à quel point son être "porte la trace des violences subies sur plusieurs générations", et combien la rupture avec ce passé a produit une histoire qui n'en finit pas de bégayer.
Sur le chemin de cette incroyable introspection, c'est aussi l'histoire du XXe siècle et la société des hommes que sonde l'auteur. Une "espèce" humaine hors sol, aveuglée par sa foi en la modernité, qui massacre méthodiquement depuis deux siècles tout ce qui sur sa planète la fait vivre. Et là, il semblerait que Toledo en veut particulièrement à ses parents, ou plus précisément à leur génération de "boomers", qu'il dégomme avec un brin de ressentiment.
Une écriture texturée
Les épigénéticiens ont observé "qu'un seul trauma peut modifier le comportement d'un gène sur quatorze générations", nous dit l'auteur. "Que sait la matière que nous ne savons pas encore, que nous échouons à porter jusqu'au langage", interroge le romancier. "Ce qui découle de cette question est, il me semble, un puissant torrent capable d'emporter bien d'anciennes certitudes et des cadres épuisés", nous dit-il. S'il explore des champs scientifiques, épigénétique, psychanalyse transgégérationnelle, les neurosciences ou autres disciplines à même de nourrir sa réflexion, Camille de Toledo ne fait pas de son chemin intérieur une démonstration, une théorie, un modèle à suivre, mais plutôt le point de départ d'une réflexion possible, des pistes esquissées pour tenter de penser le monde autrement.
La matière est aussi au cœur de l'écriture de Camille de Toledo. Ce roman singulier, écrit à la première personne, parfois à la troisième, est comme texturé. Souvent en italiques, les mots en prose partagent l'espace de la page avec des photographies, petits formats en noir et blanc de sa famille souvent recadrés pour forcer le regard, mais aussi des clichés scientifiques, des archives historiques. Des retours à la ligne, comme des poèmes, des débuts de phrases sans majuscule, des interlignages irréguliers, autant d'éléments qui donnent au texte un rythme à la fois graphique et musical, qui marque autant la continuité que les ruptures, et une matière à penser sans y penser.
Thésée, sa vie nouvelle est un livre qui interroge le réel, notre intimité, notre histoire commune d'êtres humains, et notre présent, d'une manière inhabituelle, un ovni dans la sélection du Goncourt 2020. En concurrence avec Les Impatientes de la Camerounaise Djaïli Amadou Amal (Emmanuelle Colas), L'Historiographe du Royaume de Maël Renouard (Grasset) et L'Anomalie d'Hervé Le Tellier (Gallimard), Thésée sa vie nouvelle séduira-t-il les jurés pour être le lauréat de cette année si particulière ? Réponse le 30 novembre prochain.
Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo (Verdier – 250 pages – 18,50 €)
Extrait :
Il pense
le corps tombe car la blessure est le sens qui nous reste
la douleur est là pour nous relier au monde
à la matière
à ce que le corps sait que nous ne voulons voir
la douleur, c'est le réel, c'est la Terre
quand le pouvoir a fini
de l'épuiser
et maintenant son corps l'oblige à rouvrir les fenêtres du temps, à suivre les signes qui se hissent du cœur, des poumons, de la moelle épinière, à interroger le pouls qui bat les tempes, le plexus et le diaphragme noués en lui au point de l'étouffer ; que dit ce corps qu'il ne sait pas ? est-ce cette mémoire, cette très longue mémoire, celle qui est comme le lit des rivières et n'a besoin d'aucun mot ?
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