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Santiago H. Amigorena donne un immense roman pour dire le "Ghetto intérieur" des exilés de la Shoah

Avec "Le Ghetto intérieur", le romancier Santiago H. Amigorena rejoint Primo Levi, Jorge Semprun ou Imre Kertész en apportant sa pierre à l'édifice littéraire qui œuvre pour la mémoire de toutes les victimes de la Shoah, et au-delà, de l'humanité. Un grand livre.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Le romancier Santiago H. Amigorena (Paris, 2012) (HELENE BAMBERGER)

Avec le Le Ghetto intérieur, publié le 22 août aux éditions P.O.L, Santiago H. Amigorena remonte aux sources de sa vie, en racontant l'histoire de ses grands-parents, émigrés à Buenos Aires, et de son arrière-grand-mère, restée en Pologne, déportée et assassinée dans le camp de Treblinka II. Un très grand roman qui a déjà été récompensé par le Prix des libraires de Nancy, et qui figure dans les sélections du Goncourt, du Prix Medicis, du Prix Renaudot, et du Prix Décembre.

 "Les Juifs me font chier"

Le livre s'ouvre le 13 septembre 1940, pluvieux à Buenos-Aires. Vicente Rosenberg, trente-huit ans, se dirige vers le café Tortoni, "un café à la mode où l'on pouvait, en ce temps-là, croiser aussi bien Jorge Luis Borges et des gloires du tango que des réfugiés européens comme Ortega y Gasset, Roger Gallois ou Arthur Rubinstein". Le jeune homme y retrouve ses amis de toujours, Sammy et Ariel, juifs polonais, comme lui. Dix ans plus tôt, Vicente a quitté la Pologne, embarquant sur un paquebot à Bordeaux, avec son ami Ariel. 

"Les Juifs me font chier. Ils m'ont toujours fait chier. C'est lorsque j'ai compris que ma mère allait devenir chiante comme la sienne que j'ai décidé de partir".  Voilà comment il explique son départ. Quand il y pense, à ce moment-là, Vicente ne se sent ni juif, ni polonais, ni argentin. "Qu'est-ce qui nous fait sentir une chose plutôt qu'une autre ? Qu'est-ce qui fait que nous disons parfois que nous sommes juifs, argentin, polonais, français, anglais, avocat, chanteurs de tango ou joueurs de football ?".

Vicente avait quitté la Pologne pour l'Argentine, fuyant et cherchant quelque chose, ou simplement parti "comme on partait à l'époque, en pensant qu'il ferait fortune et qu'il reviendrait, qu'il reviendrait et qu'il reverrait sa mère, sa sœur, son frère. Peut-être en partant n'avait-il jamais songé qu'il ne les reverrait jamais."

Dans l'ombre de la Shoah

Vicente a oublié le yiddish, appris l'espagnol et épousé Rosita, née en Argentine de juifs polonais arrivés en 1905. Le couple a deux enfants, ils en auront bientôt trois. Vicente travaille dans un magasin de meubles ouvert pour lui par son beau-père. Après avoir quitté ses amis ce soir-là, quand il rentre dans l'appartement modeste où il a emménagé quelques semaines plus tôt avec sa famille, il sent pour la première fois qu'il a "un foyer", qu'il a ce que sa mère appelle dans ses lettres un "chez-soi". Les années ont filé, et Vicente n'a plus vraiment répondu aux lettres de sa mère, restée à Varsovie. "Je t'en supplie Wincenty, écris quelques mots. Quel désespoir pour une mère de n'avoir pas de nouvelles de son enfant !"

Depuis quelques temps, le sentiment d'avoir abandonné sa mère et son frère en Pologne commence à projeter une ombre sur sa vie en Argentine, une ombre qui s'agrandit au fur et à mesure que les nouvelles de l'Europe lui parviennent, d'abord avec les lettres de sa mère, qui deviennent inquiétantes, puis avec ce qu'il lit dans les journaux, très clair, à partir de 1942. L'ombre devient gigantesque et se met à l'étouffer quand les lettres de sa mère cessent d'arriver. Alors le silence s'installe dans la vie de Vicente, et dans celle de ses proches, pendant que loin, très loin, en Europe, pour des millions de Juifs, le pire s'accomplit.  

La mère de Vicente a été enfermée dans le Ghetto de Varsovie, puis déportée dans le camp de Treblinka II. Elle n'est jamais revenue. Gustawa, c'est son prénom, était l'arrière-grand-mère de l'auteur.

"J'ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence"

Les romanciers ont des raisons qui les poussent à écrire. L'écrivain Santiago H. Amigorena ouvre son dernier roman par un incipit, dans lequel il nous livre la sienne, profonde qui l'a conduit à l'écriture. "Il y a vingt-cinq ans, j'ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m'étouffe depuis que je suis né".  De ce besoin, explique-t-il est née une œuvre, qu'il a commencé à publier en 1998, avec Une enfance laconique.   

A travers ce nouveau récit, Santiago H. Amigorena dit le "ghetto intérieur" de l’exilplongeant aux racines du silence, qui, transmis de générations en générations, a pesé jusqu'à lui. Vicente, quand il comprend qu'il est trop tard pour faire venir sa mère en Argentine, et qu'il ne pourra pas la sauver, que des millions de juifs, comme elle, ne pourront pas être sauvés, ne trouve pas d'autre solution que de se murer dans le silence. Un silence dans lequel il espère pouvoir diluer le réel et la culpabilité qui le rongent. "Il aspirait à un silence si fort, si continu, si acharné que tout deviendrait lointain, invisible, inaudible – Un silence si tenace que tout se perdrait dans un brouillard de neige".

L'ensemble du texte est traversé par une interrogation lancinante sur l'identité, ce concept ayant conduit au massacre. Santiago H. Amigorena décortique les mots qui nomment l'indicible sans jamais pouvoir en mesurer l'horreur, ni la spécificité : "holocauste", "Shoah", "génocide", "solution finale", ou "crime sans nom".

Dans une langue effroyablement limpide -les mots s'enchaînent, les phrases se répétent comme dans un chant mélancolique cherchant à traverser le temps- Santiago H. Amigorena dit ce qui ne peut être dit, et apporte avec ce grand livre sa pierre, littéraire, indispensable, à la mémoire de sa famille, à la mémoire de toutes les familles assassinées, à la mémoire de l'humanité.

Couverture de "Le Ghetto intérieur", de Santiago H. Amigorena (2019) (POL éditons)

Le Ghetto intérieur, de Santiago H. Amigorena
(POL - 191 pages - 18 €)

Extrait

"Plus de mots. Plus de langues. Ni allemand ni polonais, ni yiddish. Ni espagnol ni argentin. Plus de mots. Plus de noms. Plus de nom pour rien. Ni pour la musique, ni pour le piano, ni pour la chaise, ni pour la table. Ni vitrine ni magasin, ni rue ni voiture, ni cheval, ni ville, ni pays, ni océan. Ni massacre ni douleur. Plus. De. Mots."

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