"Pleine terre", de Corinne Royer : un roman coup de poing sur les tragédies du monde paysan
Avec la force de la littérature, Corinne Royer nous invite à regarder en face la situation tragique de certains agriculteurs aujourd'hui, et plus largement à réfléchir à notre rapport d'êtres humains au monde que nous habitons.
Inspiré d'un fait réel survenu en 2017 et récemment raconté par Florence Aubenas dans les pages du journal Le Monde, Pleine terre, le dernier roman de Corinne Royer, publié le 18 août aux éditions Actes Sud, met en lumière la situation tragique de certains agriculteurs aujourd'hui, faisant la démonstration de la puissance de la littérature pour ouvrir des portes et éclairer le monde.
L'histoire : Jacques Bonhomme a mis les voiles. Ce paysan, c'est comme ça qu'il se définit, a hérité la terre des Combettes et ses bêtes de son père, qui lui même les tenait de son père, et ainsi de suite. Il essaie avec quelques autres agriculteurs de son entourage et la Confédération paysanne de gérer son exploitation et son troupeau de vaches à une échelle humaine, négligeant les injonctions administratives auxquelles sont soumis les exploitants. Harcelé par l'administration qui lui demande sans cesse de justifier la moindre de ses actions, acculé face aux dépenses que cette situation a engendré, Jacques Bonhomme, une force de la nature, commence à perdre les pédales. Le jour où les gendarmes débarquent à la ferme, le traitant comme un criminel et n'acceptant même pas le café qu'il leur offre, Jacques Bonhomme craque. Il renonce. Il s'enfuit.
Commence une cavale doublée d'une traque. Neuf jours pendant lesquels nous, lecteurs, allons apprendre à le connaître, par sa voix, d'abord, mais aussi par les voix de son entourage : ses amis, sa sœur, la mère de son ami d'enfance, ou encore celle de l'un des contrôleurs de l'administration qui a participé à mettre en place le cercle vicieux dans lequel il a été enfermé, dessinant un portrait kaléidoscopique de ce Jacques Bonhomme, colosse travailleur attaché à sa terre, à ses bêtes et à sa liberté. Neuf jours pendant lesquels nous allons aussi découvrir la réalité du monde paysan d'aujourd'hui, et la désespérance qui conduit de nombreux agriculteurs à commettre le pire.
Littérature documentée
Corinne Royer explique qu'elle a "choisi de vivre au milieu de champs et des fermes". C'est ainsi qu'elle a peu à peu découvert, dit-elle dans la présentation du livre, "l'effondrement du monde agricole". Son roman, documenté comme une enquête, décortique les mécanismes qui ont conduit à cet "effondrement", qui s'est accompagné d'une "perte de sens" pour ceux qui avaient la digne, pour ne pas dire glorieuse charge jusqu'ici de nourrir le peuple et de façonner nos paysages.
A travers le destin d'un homme et de sa petite communauté, la romancière revient sur toute l'histoire, celle des politiques agricoles et des injonctions à produire toujours plus, à opter pour la monoculture, à industrialiser l'élevage des bêtes, jusqu'à trouer leurs panses pour mieux les exploiter. "Il y a une chose plus triste à perdre que la vie, c’est la raison de vivre, plus triste que de perdre ses biens, c’est de perdre son espérance" résume Paul Claudel dans cette phrase mise en exergue par la romancière.
Corinne Royer a choisi une forme polyphonique pour son roman, donnant la parole à d'autres voix, comme des contre-points au monologue intérieur de Jacques Bonhomme.
Il supposait que sur ses lèvres, désormais, aucune parole audible ne ferait plus jamais sens. Il lui faudrait alors s’habituer à l’agitation muette de son crâne. Tout ne serait plus que remous de cervelle, craquements d’os, pulsations et nerfs qui se tendent.
Corinne Royer"Pleine terre", page 18
La romancière alterne ainsi en chapitres courts d'un côté les témoignages en forme de déposition des protagonistes de l'affaire, de l'autre la tempête intérieure qui fait rage dans le crâne de Jacques Bonhomme, traqué, perdu au milieu d'une nature qu'il ne connaît pas, loin de ses repères, ses pensées cavalant au rythme de sa colère et de sa tristesse, mais aussi de ses joies réminiscentes, car il aime comme un fou sa terre, son métier, ses bêtes.
Signal d'alarme
Qui sont les coupables ? Qui veut/doit-on condamner ? Ce roman éclaire de manière magistrale la détresse d'un monde qui est, nous dit Corinne Royer, comme un "puissant révélateur du chaos de nos sociétés contemporaines".
Le monde paysan, sorte de microcosme de notre monde moderne, concentre en effet tous les dysfonctionnements de notre société : de la surconsommation à la surproduction, en passant par l'épuisement des ressources, la pollution, le dérèglement climatique, la souffrance animale, la violence d'état, la misère sociale, et plus généralement la perte de sens de nos vies et de nos métiers…
En cela, Pleine terre résonne comme un signal d'alarme projetant sa voix bien au-delà du monde paysan. Un cri dont la force de la littérature nous donne avec ce très beau roman un écho puissant, qu'il serait sage d'entendre.
"Pleine terre" de Corinne Royer (Actes Sud, 336 pages, 21 €)
Extrait :
"Il l’avait déclaré à maintes reprises, en son nom et en celui des disparus qui remplissaient les colonnes nécrologiques des journaux : il fallait que l’hécatombe cesse, on ne pouvait plus ignorer le comptage macabre des éleveurs terrassés par le désespoir. Ils devaient pouvoir vivre de leur travail, sans assistanat ni mise sous tutelle, sans ce matraquage de normes seulement adaptées aux grandes exploitations. Il s’était exprimé dans la presse, il avait défendu ses positions lors de réunions syndicales, il avait été porte-parole de la Confédération paysanne. Très tôt, avant même les premiers contrôles administratifs à la ferme des Combettes et les sanctions qui avaient suivi, il s’était demandé s’il saurait parler pour les autres, s’il saurait dire l’humiliation et la peine avec des phrases assez aiguisées pour trancher le mal à la racine.
Et la dépossession. Et la honte.
Et l’affront fait aux ancêtres qui avaient transmis des terres fertiles – l’or vert devenu plomb.
Il savait que ce combat n’était pas uniquement sien, ils étaient nombreux à le charrier dans les sillons de leurs veines. Il en était certain, le jour viendrait où la colère épaissirait le sang de toute une communauté, elle emboliserait le calme et la patience qui transformaient les campagnes en nécropoles silencieuses. Il était parti gorgé de cette certitude : il faudrait lutter encore et il en serait." ("Peine terre", page 17)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.