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"Les Presque Sœurs" : Cloé Korman dans les pas des enfants juifs orphelins internés par Vichy

A travers l'itinéraire de six fillettes, dont trois, les soeurs Korman, sont les cousines de son père, Cloé Korman redonne corps aux centaines d'enfants juifs retenus prisonniers par les autorités françaises dans des asiles ou des foyers, après la déportation de leurs parents pendant la Seconde Guerre mondiale.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 4 min
La romancière Cloé Korman, photographiée au Festival de Manosque, le 28 septembre 2018 (JOEL SAGET / AFP)

Cloé Korman retrace dans ce cinquième roman l'itinéraire entre 1942 et 1944 de six petites filles, deux fois trois sœurs, plus un bébé. Parmi elles les cousines de son père, assassinées à Auschwitz en 1944. Les Presque Sœurs, paru le 19 août aux éditions du Seuil, figure dans la deuxième sélection du prix Goncourt.

L'histoire : elles s'appellent Mireille, Jacqueline et Henriette et elles ont entre trois et dix ans en octobre 1942 quand la police française vient les chercher chez madame Mourgue, qui les a accueillies après l'arrestation de leurs parents Chava et Lysora Korman, quelques mois plus tôt. Dans la prison de Montargis, la ville où leurs parents commerçants, immigrés de Pologne se sont installés, elles retrouvent Andrée, Jeanne et Rose, les filles Kaminsky, amies de la famille.

Pendant quelques mois, trimballées de foyers en asiles de l'UGIF (Union générale des israélites de France, chargée par les autorités françaises de l'accueil des orphelins juifs après l'arrrestation de leurs parents), les deux fratries se serrent les coudes, jusqu'à ce qu'Andrée réussisse enfin à mettre en œuvre son plan d'évasion, sans pouvoir sauver ses trois "presque sœurs".

Andrée, Jacqueline et Henriette retrouveront leur père Max, puis leur petite sœur Madeleine. Les filles Korman seront arrêtées dans la rafle de Saint-Mandé le 22 juillet 1944, déportées dans le dernier convoi de Drancy vers Auschwitz, où elles seront assassinées, comme des milliers d'enfants juifs déportés depuis la France par Vichy.

"Le silence habitait notre famille"

De cette histoire, Cloé Korman n'en avait quasiment jamais entendu parler. Elle se souvient que son père fut en 1987 le défenseur des parties civiles dans le procès Barbie, à Lyon, sans qu'elle ne fasse le lien avec l'histoire de sa propre famille. Elle n'en sait presque rien jusqu'au jour où sa sœur Esther vient déposer devant elle un récit composé de tout ce qu'elle a pu trouver, lettres, photographies, actes de naissance, registres d'incarcération, et informations glanées au fils de ses conversations avec Madeleine, la petite dernière de la famille Kaminsky, qu'elle a retrouvée. Une brèche est désormais ouverte dans le silence qui "habite la famille" Korman.

"Avant cela, de notre côté, nous en savions si peu. Nous connaissions seulement la fin."

Les Presque Soeurs

p.11

Cloé Korman s'empare de ce trésor exhumé et s'engage à la suite de sa sœur dans une enquête, qu'elle mène et raconte "à son rythme". La romancière, alors enceinte de son deuxième enfant, se met dans les pas des fillettes, revient sur les lieux, retrouve les maisons, entre dans la prison de Montargis où ont été emprisonnés les parents, puis les enfants des deux familles. Elle se rend à Drancy, à Pithiviers, à Beaune-La-Rolande. Elle retourne dans les foyers, les asiles de l'UGIF où les fillettes ont été retenues, séparées, réunies.

Traquant les traces de leur passage,la romancière redonne chair à ces petites filles abandonnées à elles-mêmes, sans nouvelles de leurs parents, en imaginant ce qu'elles ont vu, ressenti, traversé. Elle rencontre aussi Andrée, l'aînée des Kaminsky, et noue avec cette merveilleuse vieille dame une relation qui traverse le temps. Cloé Korman revient aussi sur l'histoire avec un grand H, celle d'un système mis en place par Vichy, qui a trouvé à tous les échelons de son administration les bonnes volontés pour mettre en œuvre le plan, devançant les ordres des nazis. La romancière raconte aussi l'action des Justes, les gestes accomplis par tous ceux qui ont d'une manière ou d'une autre, sauvé des enfants.

Comme Hansel et Gretel lançent à travers les barreaux de leur cage des os pour tromper la sorcière, Cloé Korman a décidé de "jeter des mots" à cette histoire, "pour la tenir en respect, pour qu'elle se montre et qu'elle morde dans ces leurres plutôt que dans ma propre chair, et que jamais elle ne m'égorge ni ne m'asphyxie, ni moi ni mes enfants."

Dans le sillage du travail Serge Klarsfeld et de son Mémorial des enfants juifs déportés de France, Cloé Korman, troisième génération, redonne avec ce texte sensible non seulement vie aux disparus, mais fait saillir d'une écriture sobre l'horreur inouïe perpétrée par l'Etat français avec la complicité d'une partie de la population, dans une atmosphère de normalité insoutenable.

 

Les Presque Sœurs, de Cloé Korman (Seuil, 256 p., 19 €)

Extrait :

"Puis moi un jour d'automne, devant le 51 avenue Adolphe-Cochery. J'ai les pieds gelés par cette journée de brumes. Au matin je suis allée rue de la Quintaine voir la première maison des Korman à Montargis, celle qui avait un jardin, je ne suis pas sûre de l'avoir trouvée, et maintenant je suis devant celle où ils ont été arrêtés le 14 juillet 1942, et leurs filles emmenées par la police pour être placées. J'écoute les oiseaux dans la cour, j'enregistre les oiseaux du 9 octobre 2019 qui étaient peut-être les mêmes ce jour-là, des moineaux domestiques, des martinets, et la supposée fauvette à tête noire. Ils jettent des cris nets et rapprochés, on peut sentir leurs gorges s'emplir et leurs souffles haleter entre deux notes dans un fouillis de feuilles et de battements d'ailes, un, deux, trois aigus projetés bien au-delà de leurs petits corps ébouriffés, lignes invisibles qui se dévident à l'infini dans les profondeurs d'autres corps, dans des dimensions insoupçonnées de l'espace et du temps." (Les Presque Soeurs, p. 62)

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