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"Le Mage du Kremlin" premier roman de Giuliano da Empoli en lice pour le Goncourt : plongée dans les secrets de Poutine et méditation magistrale sur le pouvoir

Ce passionnant premier roman déployé à la manière des moralistes du 17e siècle plonge le lecteur dans les arcanes du pouvoir de Poutine. Sacré Grand Prix du Roman de l’Académie française, "Le Mage du Kremlin" fait partie des quatre romans finalistes pour le Goncourt 2022. 

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
L'écrivain giuliano da Empoli lors de la remise du Grand Prix du Roman de l’Académie française le 27 octobre 2022, à Paris pour son roman "Le Mage du Kremlin", publié aux éditions Gallimard en avril 2022 (MAGALI COHEN / HANS LUCAS)

Le Mage du Kremlin, premier roman de Giuliano da Empoli ex-conseiller de Matteo Renzi, ancien président du Conseil italien, est paru en avril 2022 aux éditions Gallimard. Le livre était déjà un succès en librairie (130 500 exemplaires vendus),  avant d'avoir reçu le Grand Prix du Roman de l’Académie française le 27 octobre. Il est également l'un quatre romans finalistes pour le Goncourt 2022.

L'histoire : on ne sait pas très bien ce qu'est devenu Vadim Baranov, éminence grise de Vladimir Poutine, aujourd'hui retiré des affaires. Ce "nouveau Raspoutine", a soufflé pendant vingt ans à l'oreille du "Tsar" toutes les stratégies qui lui ont assuré le pouvoir absolu, de la guerre en Tchétchénie, en passant par l'annexion de la Crimée, l'occupation du Donbass, ou encore la mise en scène de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Sotchi.

Vadim Baranov s'est fait une place de choix dans une cour de courtisans ou d'oligarques que le "tsar", de plus en plus paranoïaque, n'hésite pas à écarter voire à éliminer sans scrupule à la moindre incartade. Mais depuis sa démission, personne ne sait ce que Baranov est devenu. Comment ce personnage atypique, petit-fils d'un aristocrate extravagant et érudit, d'abord metteur en scène, puis producteur de télévision, est-il devenu le "Mage du Kremlin" ?

C'est par le truchement de Nous, roman dystopique de Zamiatine publié dans les années 20, que l'on va l'apprendre, quand le narrateur, un Français qui travaille sur un projet de réédition du roman, se voit invité dans une maison perdue au milieu de la forêt dans les environs de Moscou. L'hôte mystérieux n'est autre que Boris Baranov, qui lui raconte dans un long monologue comment il est devenu le "Mage du Kremlin"...  

Le "modeste" patron du FSB

En compagnie du mage, on entame un voyage dans les  vingt dernières années de l'histoire de la Russie, depuis la fin de l'URSS jusqu'à aujourd'hui. L'URSS des apparatchiks, puis la fin de l'Union soviétique et les années de frénésie capitaliste poussée à son paroxysme sous Elstine.

"Les nouveaux héros, les banquiers et les top-modèles ont imposé leur domination et les principes sur lesquels était fondée l'existence de trois cent millions d'habitants de l'URSS ont été renversés. Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché."

"Le Mage du Kremlin"

p.87

On assiste en direct à la première rencontre entre le futur "tsar" et son futur "mage", quand l'influent oligarque Berezovsky sentant le vent tourner, propose au "modeste" patron du FSB (ex KGB) de devenir le nouvel homme fort du pays, pour restaurer la "verticalité du pouvoir" dans un pays gagné par le chaos, pensant en faire sa marionnette.

Mais au cours de cet entretien, c'est le discret Baranov que Poutine a repéré, et son "attachement à supériorité de l'Etat sur le privé". Le patron du FSB décide d'accepter la proposition de Berezovsky, mais c'est Baranov qu'il convoque et embauche comme conseiller, bien décidé à ne pas se laisser manipuler par Berezovsky. Ainsi démarre une improbable collaboration qui va durer vingt ans.

Galerie de personnages

Giuliano da Empoli ex-conseiller de Matteo Renzi avait déjà exploré la figure du "spin doctor" des dirigeants populiste dans un essai, Les Ingénieurs du chaos (Lattès, 2019). Avec Le Mage du Kremlin, il choisit la forme romanesque pour se concentrer sur le président russe et brosser le portrait de Vadim Baranov, son personnage de "Mage du Kremlin" librement inspiré par Vladislav Sourkov, éminence grise de Vladimir Poutine. 

On voit ainsi passer dans le récit du mage tous les personnages qui ont marqué l'histoire de la Russie depuis 20 ans, de Berezovsky à Sechine, le fidèle des fidèles secrétaire de Poutine, en passant par Limonov, l'oligarque Khodorkovski, le "cuisinier" Prigogine, ou encore le motard chef des "Loups de la nuit" … Une galerie de personnages naturellement romanesques, comme de nombreuses scènes racontées par le mage, dont s'empare avec gourmandise Giuliano da Empoli.

La force du roman

En plus de nous divertir, l'écrivain décortique avec clarté et justesse l'enchainement des événements autant que les raisons qui ont conduit à l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022, résultat de la folie d'un homme autant que du désespoir d'un peuple humilié, ou du cynisme américain.

Au-delà du récit des faits, Giuliani da Empoli propose à la manière des moralistes du 17e siècle une réflexion passionnante sur l'exercice du pouvoir dans sa forme la plus absolue, qui conduit irrémédiablement à la solitude du chef suprême, avec un Poutine, à la veille de l'invasion de l'Ukraine complètement isolé, son labrador pour seul conseiller… Mais ce n'est rien nous dit le mage, en comparaison de ce qui nous attend avec l'avènement d'un pouvoir qui n'aura bientôt "plus besoin de la collaboration humaine".

Giuliani da Empoli sait dessiner en une volée de pages un personnage, saisir en quelques mots choisis les enjeux d'une situation, la profondeur d'une psychologie. Avec ce premier roman, il démontre la puissance de la fiction pour éclairer le réel et proposer des pistes de réflexion sur la marche du monde. Du grand art.

Couverture du roman "Le Mage du Kremlin", de Giuliano da Empoli, avril 2022 (GALLIMARD)

Le Mage du Kremlinde Giuliano da Empoli (Galimard, 280 pages, 20 €)

Extrait :

"Il faut que vous compreniez une chose : le Tsar ne dit jamais rien de précis, mais ne dit jamais rien par hasard non plus. S'il se donne la peine de faire une suggestion, par exemple que son conseiller politique rencontre un restaurateur de Saint-Pétersbourg pour discuter avec lui de la politique étrangère russe, aussi absurde que cela puisse paraître, l'idée doit être prise au sérieux et mise à exécution.(Le Mage du Kremlin, page 213)

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