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Prix Médicis 2019 : la critique de "La tentation", l'incroyable thriller de Luc Lang sur la famille

Un roman noir sur la famille comme dans les tragédies grecques, déployé dans une construction très étonnante. Le thriller de Luc Lang remporte le prix Médicis 2019.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Le romancier Luc Lang en septembre 2019, aux "Correspondances de Manosque" (JOEL SAGET / AFP)

Luc Lang, Prix Goncourt des Lycéens en 1998 pour Mille six cents ventres (Fayard) vient de remporter le prix Médicis 2019 avec La tentation, son nouveau roman publié en août aux éditions Stock. Un livre dont l'audacieuse construction happe littéralement le lecteur. 

L'histoire démarre en forêt, en automne, avec la traque d'un grand cerf. C'est la nuit. Le chasseur s'appelle François, la cinquantaine, chirurgien à Lyon. Il connaît par cœur ce domaine où il chasse depuis l'enfance, sur les terres qui entourent "le Relais", maison familiale dédiée à cette activité depuis plusieurs générations.

Alors qu'il poursuit le cerf blessé, François croit apercevoir sa fille Mathilde sur le siège passager d'une voiture lancée à grande vitesse sur une petite route de montagne qui croise sa traque. Sur son visage, si c'est bien elle, il a tout juste le temps d'entrevoir une expression de panique… Un peu plus tard, François épargne le cerf, le ramène au relais pour le soigner, et retrouve son fils Mathieu venu lui rendre une visite impromptue. Cette vision de sa fille, qui l'obsède, annonce un week-end tragique, tandis que les paysages se figent sous la neige…

Tragédie familiale

Cet épisode de deux jours, moment culminant d'une vie en apparence solidement ancrée, ébranle le chirurgien dans ses fondations, l'obligeant à revisiter son passé, et à ausculter sa vie de famille, plombée par les secrets et les non-dits. Pourquoi François est-il toujours amoureux de sa femme, qui autrefois fut tentée de commettre le pire, et qui aujourd'hui multiplie les séjours dans des monastères ? Qui est Mathieu, ce fils devenu un golden boy sans état d'âme ? Où est Mathilde, sa fille étudiante en médecine, amourachée d'un gangster ?

A travers ce thriller haletant, Luc Lang livre un roman noir sur la famille et les mécanismes qui ligotent ses membres par des liens d'amour, mais aussi des liens néfastes, noués aux origines. Dans les décors magnifiquement décrits de la nature savoyarde, le romancier offre une tragédie grecque transposée dans la bourgeoisie d'aujourd'hui. Il y a du Chabrol dans ce roman, qui  brosse le portrait d'une société gangrenée par l'ultralibéralisme. Entre François et ses enfants, ce sont deux générations de la bourgeoisie qui s'affrontent. L'ancienne, celle des chasseurs à la loyale, sûre de ses valeurs, en voie de disparition, avec la nouvelle, sans aucun état d'âme ni d'autre préoccupation que d'amasser la fortune.

Narration en accordéon

Luc Lang déploie son histoire dans une incroyable construction en accordéon. Au fil du roman, et à plusieurs reprises, il repasse sur son récit. Le lecteur relit alors les mêmes mots, d'abord exactement les mêmes, puis dans un agencement modifié par de très légers déplacements, emportant le lecteur ailleurs, en fondu enchaîné. Dans cet exercice de répétition remodelée, l'écrivain change de registre, alternant un récit factuel, chirurgical, d'une écriture dense, sans paragraphes, et un registre qui laisse plus de place à la psychologie du personnage, comme un peintre revenant sur sa toile, y ajoutant des détails, ou en recouvrant carrément certaines zones.

Cette narration suscite toutes sortes d'impressions : impression de déjà vu, impression de marche arrière, de sur-place, de persistance rétinienne. Des effets qui donnent au récit une profondeur étonnante. Que signifient ces "repentirs" ? Nous suggèrent-ils les multiples bifurcations possibles sur le chemin de la vie, les failles dans les mécanismes de la perception, les tentations ? Nous disent-ils les moments de sidération, les rêves ou les cauchemars qui s'invitent dans la réalité ? Chaque lecteur pourra y trouver son compte, comme devant un tableau abstrait ouvert à l'interprétation.

La tentation est un roman d'une audace formelle remarquable, l'un des plus intéressants (et divertissants) de cette rentrée littéraire 2019. Finaliste malheureux du Femina, décerné à Sylvain Prudhomme pour Par les routes (L'Arbalète-Gallimard) Luc Lang a su séduire les jurés du prix Médicis. Mérité. 

Couverture de "La tentation", de Luc Lang (2019) (Stock)

La tentation, de Luc Lang (Stock – 360 pages – 20 €) 

Extrait :

Il cherche l’image sur son iPhone, la montre à son oncle et son père. En effet, une forme de chien sorti d’un dessin animé de Walt Disney ou encore des doigts habiles d’un faiseur d’animaux en ballon gonflable, une sculpture de Jeff Koons mise aux enchères. Un record absolu pour l’œuvre d’un artiste vivant. Proférer ce chiffre, 58 millions de dollars, donnait tout son sens à l’objet. Son seul et unique sens, songea-t-il, d’un vide abyssal, comme le chiffre qui ouvrait à l’infini des nombres. Un sens aussi court, une forme aussi pauvre, c’était vouloir se payer le vide infini sidéral, ce gadget inox atteignant un prix qui échappait à la représentation. Qui en cela seulement devenait hypnotique comme de contempler la mort en face. Une façon nouvelle, en somme, d’appréhender la métaphysique. Du moins pour Mathieu qui semblait, plus que jamais, animé d’un étrange désir d’atteindre à l’absolu monétarisé. François ne pouvait plus retenir son fils par la Manche, ça glissait entre ses doigts, un corps et une étoffe trop lisses, comme la soie ou la laine de ses costumes.    

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