"L'enragé" : Sorj Chalandon écrit avec ses tripes la violence des bagnes pour mineurs dans les années 30
Deux ans après Enfant de salaud, dans lequel il racontait la folie de son père, le journaliste et écrivain Sorj Chalandon revient dans la rentrée littéraire d'automne avec L'enragé (Grasset), un roman consacré à un centre d'éducation surveillée à Belle-Ile-en-Mer dans les années 30. À travers le destin d'un adolescent, ce conteur en(r)gagé décrit la cruauté et la violence qui s'exerçait impunément dans le huis clos de ces prisons pour mineurs, une terrible histoire ancrée ici en terre bretonne, et inscrite dans le contexte de la montée des fascismes en France et en Europe. Son roman paraît le 16 août aux éditions Grasset.
L'histoire : octobre 1932, Jules Bonneau, dit "La Teigne", est enfermé avec d'autres dans le centre d'éducation surveillée de Belle-Ile-en-Mer, dans lequel on "mate" les voyous, mais où atterrissent aussi les enfants abandonnés ou les orphelins. Entre les murs de cette "prison" pour mineurs, règnent les brimades, les humiliations, la violence. C'est la loi du plus fort qui s'applique, du côté des adolescents, mais le plus souvent aussi du côté de l'administration, des surveillants, des matons, qui exercent une violence constante, souvent injustifiée, en totale impunité. Un ruban dans la poche comme seul souvenir de sa mère, La Teigne est un voyou, mais aussi un enfant abandonné, rempli d'une rage qu'il a du mal à contenir.
"Le surveillant-chef connaissait mes crises, mes délires, comme il disait. J'en avais parlé au médecin. Et il le lui avait répété. Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire"
"L'enragé"p.12
Intolérant à l'injustice, Bonneau porte sa rage comme un fardeau impossible à déposer. Il corrige "les Soudards, les caïds, les forts en gueule, les forts en poings, ceux qui touchaient les petits dans les douches…". Il prend sous son aile Loiseau, un orphelin malingre, surnommé "mademoiselle", victime de la cruauté des plus grands, qui abusent impunément de lui.
Le 27 août 1934 c'est la révolte. Les 56 "colons" de Belle-Ile se font la belle. Coincés sur une île, chassés comme du gibier par le personnel du centre, les gendarmes, mais aussi les habitants de la ville récompensés d'une pièce de vingt francs pour chaque fuyard récupéré, ils sont tous repris. Tous, sauf un. Échappé, Bonneau saura-t-il se sauver ? Saura-t-il lâcher le couteau pour attraper la main tendue ? C'est tout l'enjeu de ce drame inspiré par une histoire vraie.
"La métamorphose d'un fauve"
Usant du "je", Sorj Chalandon s'est glissé dans la peau de ce seul fugitif à avoir réussi le 27 août 1934 à échapper à la traque. Le romancier imagine l'avant, et nous fait partager le quotidien de ces enfants (12 ans pour les plus jeunes), fracassés par la vie, puis battus, humiliés entre les murs de leur "colonie", mais aussi exploités économiquement, à l'intérieur des murs de leur prison, comme dans les fermes avoisinantes.
À travers ce récit, le romancier nous plonge dans l'atmosphère confinée d'une île, où se côtoient dans l'âpreté insulaire mesquineries et grandeur d'âme, noblesse du travail des pêcheurs, courage des femmes habituées à mener la barque pendant que les hommes sont en mer, et vilenies de toutes sortes. Il dessine également en toile de fond l'histoire de la France de l'entre-deux-guerres, marquée la montée des fascismes et l'esprit de résistance des Bretons.
D'un côté d'anciens combattants de 14 perturbés, qui se défoulent sur des enfants sans défense, les membres d'une administration aveugle sourde et hypocrite, une population "collabo" avant l'heure, et de l'autre les résistants, pêcheurs aux valeurs de droiture, de courage et de fidélité bien ancrées, ou l'audace d'une femme "faiseuse d'anges"… Chalandon dessine les prémices de la Seconde Guerre mondiale, de ses déchirements et des révolutions qui suivront. Il invite également dans son récit un personnage surprise, poète inspiré par le bagne de Belle-Ile.
Comme à son habitude, c'est avec ses tripes, d'une écriture à la fois lyrique et tranchante, que l'écrivain décrit la violence, la haine de cet enfant "enragé" dont il connaît intimement la souffrance, thème récurrent de ses romans. "Je me suis glissé dans sa peau et c'est son histoire que je raconte. Celle d'un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d'un fauve né sans amour, d'un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues".
"L'enragé", de Sorj Chalandon (Grasset, 416 p., 22,50 €)
Extrait :
"Tous sont tête basse, le nez dans leur écuelle à chien. Ils bouffent, ils lapent ils saucent leur pâtée sans un bruit. Interdit à table, le bruit. Le réfectoire doit être silencieux.
- Silencieux, c'est compris ? a balancé Chautemps pour impressionner les nouveaux.
Sauf à la récréation, la moindre parole est punie.
Le surveillant-chef empêche même les regards.
- Je lis dans vos yeux, bandits."
("L'enragé", p. 9)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.