"Ce qui est intéressant, c'est d'essayer de le 'dé-muséifier' et de le réhumaniser" : Laurent Lafitte est Molière dans le nouveau film d'Olivier Py

Laurent Lafitte incarne un Molière inattendu dans un film d'Olivier Py consacré à ce monument national.
Article rédigé par Laurence Houot - propos recueillis par
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12 min
Portrait du comédien Laurent Lafitte, de la Comédie-Française, Paris, le 30 janvier 2024. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

Olivier Py revient sur les dernières heures de Molière dans un film qui condense dans une mise en scène audacieuse la vie de ce monstre sacré devenu emblème national de l'histoire et de la culture française. Le Molière imaginaire sort dans les salles le 14 février 2024.

Laurent Lafitte, de la Comédie-Française, confie comment il s'est emparé de ce personnage "intouchable" et livre à franceinfo Culture les détails d'un tournage "intense", en huis clos, marqué par les contraintes du dispositif filmique engagé par Olivier Py pour son Molière imaginaire, tourné en plan-séquence, à la bougie, et dans un seul décor.

Franceinfo Culture : Vous êtes pensionnaire de la Comédie-Française, vous avez incarné des rôles du répertoire de Molière : quand Olivier Py vous a appelé pour incarner Molière, qu’avez-vous ressenti ?

Laurent Lafitte : En fait, ce n’est pas vraiment en lien avec la Comédie-Française ou le fait que j'ai déjà joué du Molière. Je n’en ai pas joué beaucoup d'ailleurs. Je n'ai joué que Don Juan, mais c’est vrai que je l'ai pas mal travaillé quand j'étais au conservatoire. Ce qui m’a intéressé surtout, au-delà du simple fait que c'était Molière, c'est la vision qu'en proposait Olivier Py, et l'axe qu'il avait choisi, à savoir cette dernière heure et demie de la vie de Molière en plan séquence. C’est ça qui m’a intéressé, autant que le personnage lui-même. Et puis c'est, je trouve, une bonne manière de faire un condensé de son parcours, de sa personnalité, des enjeux de son existence et de ce qui allait être sa postérité, sans qu'il le sache encore lui-même d'ailleurs.

Molière est un peu un monstre sacré, est-ce que ça ne vous a pas un peu intimidé de vous attaquer à un personnage "intouchable" ?
Molière est devenu tellement un mythe français qu’il y a quelque chose d'un peu irrationnel dans la perception que l'on en a de lui. Donc, ce qui est intéressant, c'est justement d'essayer de le "dé-muséifier" et de le réhumaniser. C'est ce que fait Olivier Py, et c'est ce qui m'intéresse. En faire quelqu'un qui évidemment n'a pas la conscience d'être Molière, ou en tout cas, qui n'a pas la conscience de ce qu’il va laisser comme empreinte. D’autant plus qu'à l'époque, le grand auteur, c'est Corneille, ce n'est pas Molière. Lui, il est un grand acteur, il est très connu. C'est peut-être même la première vedette française. Il est le premier Français à être célèbre sans être un souverain. En tout cas, c'est un acteur connu avant d'être un auteur. Et je ne pense pas qu'il ait pu anticiper à quel point son travail d'auteur allait devenir aussi important en France.

Olivier Py dit que vous ressemblez à Molière, qu’en pensez-vous ?
Mais je ne trouve pas beaucoup moi. Je trouve que pour le coup Philippe Caubère lui ressemble plus, le menton, tout ça... Enfin si on compare avec le portrait de Mignard qui est très connu.

Comment vous êtes-vous approprié ce personnage ?
En fait, je n’ai jamais le sentiment de m'approprier un personnage. Par exemple, l'expression "rentrer dans la peau d'un personnage", pour moi, c'est assez abstrait. Je ne peux que partir de moi-même. J'ai l'impression que je ne peux faire qu'avec qui je suis, j'essaie donc plutôt d'amener le personnage à moi. De ce fait, c'est plutôt lui qui rentre dans moi (rires). Mais ça, ça se fait de manière passive, en interprétant les situations qui ont été écrites par Olivier. Voilà, c'est ma manière d'en faire ma version, juste parce que c'est moi qui l'interprète.

Et justement, alors, est-ce qu'il y a des choses qui font écho en vous de ce personnage-là ? Qu'est-ce que vous avez de commun avec lui ?
Ce qui fait écho, d'abord, c'est qu'il a un regard sur ses contemporains qui passe par la comédie. C'est d'ailleurs la naissance de "l'esprit français".

Et c'est quelque chose dans quoi vous vous reconnaissez ?
Oui complètement. C'est vrai que j'aime bien regarder mes contemporains et moi-même plutôt sous l'angle de la comédie, parce que ça rend les choses plus digestes. Donc, j’aurais ce point commun-là avec lui. Et puis aussi cette espèce de désir et en même temps, d’exigence, cet idéal qu'il a, d’avoir une colonne vertébrale et en même temps une conscience de l'obligation du compromis, et de ce qu'il faut mettre en place pour avoir les moyens de ses ambitions. Je pense qu'on est tous toujours confrontés à ces dilemmes-là. C'est un peu le dialogue Alceste/Pilinthe dans Le Misanthrope. J'adore cette scène parce qu'on sent presque un dialogue intérieur de Molière avec lui-même. Je trouve que ça le raconte beaucoup, cette scène.

Molière, c’est aussi celui qui a donné naissance à la langue française ?
Oui, si on parle de "la langue de Molière", ce n’est pas pour rien. Au XVIIe siècle, il y avait beaucoup de langues françaises différentes, entre les patois régionaux, les accents, une langue différente aussi selon les origines sociales, comment elle était pratiquée, prononcée... Et lui, il a réussi dans son écriture à créer une langue que tout le monde comprenait, et à la mettre en scène dans des situations qui faisaient rire tout le monde, avec des publics de milieux très, très différents. Il réussissait à réunir dans ce théâtre du Palais Royal, à Paris, des gens extrêmement différents, et ça, je crois que c'était assez nouveau, oui.

"Le Molière imaginaire" d'Olivier Py, sortie le 14 février 2024. (MEMENTO DISTRIBUTION)

Cette ambition de s’adresser à tous, c’est aussi quelque chose qui vous parle ?
Quand je fais quelque chose, j'espère toujours que cela va être vu par le maximum de monde. Je n’ai pas du tout envie de faire des choses un peu "niche". Ce film-là, je sais qu'il est original, qu'il est un peu bizarre, qu'il est hyperbaroque, qu’il montre des aspects de Molière que tout le monde n’a pas forcément envie de voir. Mais justement donc, j'espère vraiment que le film va être vu au maximum. J'essaie toujours d'avoir une ambition populaire dans mon travail.

Quand vous parlez des aspects du personnage que certains n’ont pas envie de voir, vous faites allusion à son idylle avec Michel Baron, qui est évoquée dans le film ?
Oui, cela fait partie des choses qui sont assez peu connues. On a par exemple plus débattu du fait qu'il se soit marié avec la fille de sa première femme, qui possiblement, de surcroît, était peut-être la sienne. Parce qu'a priori, il aurait déjà été l’amant de la mère de sa future femme avant d’être avec elle officiellement... Mais je crois que c’est faux. Je crois qu’au niveau des dates, ça ne colle pas. Je crois qu’elle n’aurait pas pu être sa fille. Mais bon, il n’empêche, il l’a quand même connue enfant et il était en couple avec sa mère. On est peut-être plus dans une situation à la Woody Allen...

"Son idylle avec Michel Baron, qui n'est ni plus ni moins documentée que son histoire avec sa deuxième femme, on n’en parle pas, parce que ça n'arrange pas la vision qu'on veut donner de Molière."

Laurent Lafitte

à franceinfo Culture

Molière est devenu un tel emblème national que selon les siècles, on s’en empare différemment. Le  Molière du XVIIIe siècle est différent de celui du XIXe, et encore différent de celui du XXe. Et j'espère que ce Molière-là, celui du film d’Olivier Py, sera celui du XXIe (si on est très ambitieux !) Mais en tout cas oui, ce film porte un éclairage sur des aspects de sa personnalité qui sont autant documentés que d’autres aspects plus connus, mais qui n'ont pas été traités jusqu'à présent.

Il y a aussi ce côté très engagé de Molière, qui refuse à la fin de sa vie de renoncer au métier d’acteur, quitte à être privé d’un enterrement "chrétien" ? C’est assez révélateur du statut d’acteur à l’époque, non ?
C'est vrai. Je ne sais pas s'ils étaient encore excommuniés à l’époque de Molière, mais en tout cas, les acteurs ne pouvaient pas recevoir l'extrême-onction et à leur mort, ils devaient être jetés à la fosse commune. Parce qu’à l'époque, l'Église considérait que le fait de représenter la vie, de mettre en scène le vivant qui est censé être la création de Dieu, c'était un acte blasphématoire. Un peu comme les musulmans sur la représentation du prophète. Il y a des choses que l’on n'a pas le droit de représenter.

"Être acteur, c'était représenter la vie, représenter une création divine. Donc c’est vrai que Molière doit renoncer à son métier d'acteur pour pouvoir être enterré de manière chrétienne, et il ne le fait pas."

Laurent Lafitte

à franceinfo Culture

Quand il meurt (il n'est pas mort sur scène. Il est mort chez lui, rue de Richelieu), son entourage a rencontré toutes les difficultés à trouver un prêtre. Ils en ont appelé au moins quatre ou cinq, et je crois que quand il est arrivé, il était déjà mort. Et après, quand il a été enterré, il y avait une profondeur à respecter, un niveau à ne pas dépasser à partir duquel la terre est considérée comme terre chrétienne ou pas, enfin c’était tout un cirque symbolique et mystique. Mais on raconte qu’il n’a pas renoncé.

C’est un aspect du personnage qui vous parle aussi ?
J'aime bien ce côté, j'aime bien l'acteur, un peu en marge quoi. J'aime bien ça, ça m'intéresse plus que la star. Je trouve ça beaucoup plus intéressant, d'être un personnage en marge, d'être un pied dedans, un pied dehors.

"Dans ce métier-là, il y a quelque chose de cet ordre-là. Même dans le lieu, dans le théâtre, il y a cette dimension. Un théâtre à l’italienne, je trouve, ça ressemble à la fois à une église et à un bordel. Et j'aime bien ce mélange-là. Molière est ce personnage en marge, mais en même temps, il a des relations avec le pouvoir."

Laurent Lafitte

à franceinfo Culture

Il est obligé ! Et d’ailleurs dans le film on le voit bien, il demande tout le temps : est-ce que le roi est là, est-ce que le roi est là ?" Il dit à son père : j’écris des comédies mais je joue pour le roi. C’est très important pour lui. Il a besoin de cette protection, sans ça, il n’est plus rien.

Pour vous, ce film donne une image moins monolithique de Molière ?
Oui, un peu plus complète en tout cas.

Comment s'est passé le tournage ?
On a pas mal répété puisqu’on tournait en plan-séquence, donc il fallait qu’on arrive sur le plateau en ayant bien répété les plans, parce qu'il y en a certains qui duraient 5, 6, 7, 8 minutes... Donc on a répété trois semaines pour trois semaines de tournage. C’était rapide ! Et intense, forcément. Mais il y avait un esprit de troupe qui sied bien au sujet du film, puisque Molière était aussi un homme de troupe. Et c'est aussi ce qui est montré dans le film.

"Le Molière imaginaire" d'Olivier Py, sortie le 14 février 2024. (MEMENTO DISTRIBUTION)

On y voit la vie d'une troupe. Une troupe qui se demande ce qu'elle va faire quand son patron sera mort. On est sept ans avant la création de la Comédie-Française, donc Molière n’a rien à voir directement avec la Comédie-Française, mais son décès a sans doute précipité la réunification des deux troupes royales de l'époque. Celle de l'hôtel de Bourgogne et celle du Palais-Royal, qui ont donné naissance à la Comédie-Française. Michel Baron y a d’ailleurs repris tous les grands rôles que Molière avait joués.

Et cela n’a pas été trop compliqué et contraignant de tourner comme ça, en plan-séquence, à la bougie ?
Il y a quelque chose de l'urgence dans le plan-séquence et dans sa fragilité, dans la tension qu’il crée entre tout le monde, parce qu'évidemment, si on plante la dernière seconde, on fout en l'air les neuf minutes qui ont précédé. Non seulement les siennes, mais celles de ses camarades de jeu aussi. Donc quand on lance l'action, il y a une tension qui, je trouve, correspond très bien à ce qui est en train de se passer dans le film, cette espèce de compte à rebours et cette pression pour tous les protagonistes. Pour Molière, cette pression, c’est la question de savoir ce qu'il va laisser au monde, pour ses acteurs, c'est ce que va devenir la troupe quand il ne sera plus là, et pour sa femme, c’est comment on va enterrer son mari, et son inquiétude sur le fait qu'il va ou non pouvoir recevoir l'extrême-onction.

"Il y a tous ces enjeux très précipités et condensés sur une heure et demie. Cette tension matche très bien avec celle du plan-séquence et le dispositif mis en place par Olivier Py"

Laurent Lafitte

à franceinfo Culture

Et puis j'aime bien comme ça, ce sentiment d’être à huis clos, d'être vraiment concentré sur ce qu'on est en train de faire, et cette impression qu'il n’y a rien d'autre, que le monde autour n'existe plus. J'ai beaucoup, beaucoup aimé ça. Olivier, lui, dormait carrément sur place, donc il était encore plus baigné dans son film. Mais donc voilà, j'ai beaucoup aimé ce tournage.

C’était plus comme un travail de théâtre ?
Ah non. C'était vraiment du cinéma. Du cinéma en studio, mais du cinéma. Ce film est vraiment un objet de cinéma. Je ne sais même pas d’ailleurs si ça parle de théâtre. Ça parle d'un artiste qui est au bord du trépas et qui se demande ce qui va rester, ce qu'il va laisser, mais ce n’est pas un film sur le théâtre. C’est à la fois un drame et une comédie.

"Chez Molière, même les personnages de comédie sont tragiques"

Laurent Lafitte

à franceinfo Culture

Le Malade imaginaire, c’est atroce. Il y a beaucoup de gens malheureux dans ses pièces. Alceste est malheureux. L’Avare est malheureux, Don Juan est dans une espèce de fuite en avant, de perte. On ne peut pas dire qu’il ait l’air particulièrement épanoui dans son rapport compulsif à la séduction... Donc je trouve que ce film ressemble à une pièce de Molière dans l’équilibre entre la comédie et la tragédie.

Vous incarnez aussi Cyrano à la Comédie-Française. Molière, Cyrano... Vous êtes en train de devenir un acteur patrimonial ?
C'est un peu le hasard. Cyrano, le vrai Cyrano, était un contemporain de Molière, donc c’est amusant. Mais, c'est le hasard. Acteur patrimonial ? Je n’espère pas. J'ai quand même envie de raconter mon époque aussi. J'ai envie de faire des choses archi contemporaines... Encore une fois, c’est le hasard, mais je ne vais pas me plaindre...

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