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"Noire n'est pas mon métier" : des paroles et des actes pour ne plus être "les femmes invisibles du cinéma français"


Dans un ouvrage collectif publié en mai 2018, l'actrice Aïssa Maïga et les 15 comédiennes qu'elle a réunies autour d'elle ont livré leur témoignage sur le racisme ordinaire dans le cinéma français. Leurs voix percent. Le temps de l'action est venu.  

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Shirley Souagnon, Karidja Touré, Assa Sylla, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Mata Gabin, Eye Haïdara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Maïmouna Gueye, Nadège Beausson-Diagne, France Zobda, Sara Martins, Firmine Richard, Sabine Pakora et Marie-Philomene Nga, auteures de l'ouvrage collectif "Noire n'est pas mon métier" (Seuil), sur les marches du tapis rouge du Festival de Cannes (Alpes-Maritimes) le 16 mai 2018.  (DAVE BEDROSIAN/FMB/WENN.COM/SIPA)

Du fond de teint qui n’est pas prévu pour leur carnation lors d'une séance de maquillage à l’insulte purement raciste, en passant par les inégalités salariales, 16 comédiennes noires et métisses françaises, emmenées par Aïssa Maïga, ont exprimé, dans l'ouvrage collectif Noire n’est pas mon métier (Seuil), le racisme et le sexisme dont elles font l’objet dans le cinéma français.

"Ce livre est le point de départ d'une réflexion. Pendant des années, j'ai constaté que nos précédentes prises de position étaient restées quasiment sans effet", a souligné Aïssa Maïga lors d'une rencontre organisée à FranceTélévisions le 11 décembre 2018. "Quand Aïssa m'a appelé, se souvient Firmine Richard, je savais tout ce que j'avais à dire, tout ce que j'avais vécu pendant mes 30 ans de carrière". Entre autres, "cette non-visiblité", par exemple, celle de ne pas figurer à l'affiche d'un film alors qu'on y tient un rôle important.  

"Nous avons vraiment marqué les esprits"

Maintenant qu’elles ont tiré la sonnette d’alarme sur le manque de diversité dans l’industrie cinématographique française, elles s’organisent via le collectif DiasporAct pour mener des actions concrètes, des réponses à la situation qu’elles ont symboliquement dénoncée sur les marches du Festival de Cannes en mai 2018. "Pour l’instant, nous sommes dans la phase préparatoire des actions que nous allons mener, explique Aïssa Maïga. Nous n’allons pas faire d’effet d’annonce mais ça avance plutôt bien."

L'actrice et comédienne France Zobda, à la tête de la société de production Eloa Prod, n'en pense pas moins."Ce combat que l’on mène ensemble n’est pas encore gagné mais on a vraiment bien avancé. Nous le faisons pour ceux qui en ont souffert et pour ceux qui arrivent. Nous nous sommes approprié la parole et je pense que c’était très important."

En quelques mois, leurs mots ont fait du chemin dans les esprits."Une semaine après la montée des marches, raconte la comédienne Sonia Rolland, il y avait un tournage pour une chaîne concurrente (de France Télévisions). Mon personnage gardait des enfants dans une maison incroyable (…). J’ai demandé à la réalisatrice si on ne pouvait pas proposer quelque chose de nouveau. Dans cette grande maison, je voyais bien (mon personnage) être designer, architecte… Elle m'a répondu : 'Tu as raison' (…). Le fait qu’elle transforme ce personnage, ses conditions sociales, donc son statut social, est une anecdote positive."

Avec le livre, "nous avons vraiment marqué les esprits", se réjouit Sonia Rolland. De toute façon, constate Aïssa Maiga, "les gens qui ne sont pas d’accord avec nous sont ringardisés. Personne ne nous dit 'On ne veut pas de Noirs, d’Arabes, c’est pas la France !'"

Tout le monde est d’accord. Maintenant, il s'agit de savoir ce qu’on fait.

Aïssa Maïga, comédienne

franceinfo Afrique

Pour l'actrice, la démarche collective aura porté ses fruits "quand certaines mesures concrètes seront mises en place". Exemple : "une politique volontariste, un cahier des charges précis qui s’apparenterait à un registre public dans lequel n’importe qui constaterait les efforts fournis… Si nous réussissons à nous réunir autour de la table sur une période déterminée, en fixant des objectifs précis, avec notre groupe, les collectifs 5050 pour 2020 et le Tunnel des 50, les syndicats de producteurs, d’agents, de réalisateurs, de casting... Si nous arrivons à nous mettre d’accord sur un cahier des charges et, qu’un an après, nous atteignons nos objectifs, je me dirai qu’on est en route."

Séquence "dialogue" 

L’"inclusion rider" (clause contractuelle qui permet aux comédiens ou aux réalisateurs d’exiger de la diversité sur les plateaux de cinéma aux Etats-Unis) est l'une des options auxquelles pense le collectif DiasporAct. "Cela demande que des stars françaises se mobilisent autour de ces questions-là. Mais il ne faut pas s’attendre à des automatismes parce que nous n’avons pas la culture de la diversité en France (...). Il faut instaurer le dialogue. Je n’attends pas que des gens qui sont blancs, qui n’ont jamais vécu ces problématiques, s'engagent par magie." Aïssa Maïga se dit  néanmoins "très optimiste" d’autant que la prise de conscience est palpable. 

L'audiovisuel public vient de faire un geste qui le confirme. "Nous avons monté avec Eloa Prod (la société de production de France Zobda) et Talents en court (CNC) un book de casting à disposition des unités de fiction qui se l’arrachent déjà au sein de la maison", a annoncé Hélène Camouilly, directrice déléguée à la diversité dans les programmes à France Télévisions. Ce catalogue, qui sera "enrichi au fur et à mesure", réunit "pour l’instant une centaine de profils d’actrices et d’acteurs". "C’est un premier pas", ajoute-t-elle.  

Le changement de mentalité reste lent mais néanmoins perceptible."Ça change tous les jours, confie à franceinfo Afrique la comédienne Sara Martins. Ne serait-ce que parce que j’arrive à vivre de mon métier. De la génération de Firmine (Richard), il n'y a plus de comédiennes parce que celles-ci ont été obligées de faire un autre métier pour gagner leur vie (…). Ça change quand on ne demande pas de faire des accents (antillais ou africains), ça change quand le personnage est non blanc pour des rôles où il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas".

Cependant, revendiquer de ne plus être "les femmes invisibles du cinéma français" comme l'écrivait sur son blog l'actrice Rachel Kahn, qui a participé à l'écriture de Noire n'est pas mon métier, est malheureusement encore risqué. L'une des 16 auteures de l'ouvrage a ainsi perdu son agent à la suite de cette action collective. 

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