Interview "Les professeurs des écoles sont des civilisateurs" : Claire Simon est au Festival de Cannes pour présenter "Apprendre", son nouveau documentaire

Ce nouveau film de Claire Simon est une plongée au cœur de l'école de la République. Le film était présenté, dimanche, en Séance spéciale au Festival de Cannes.
Article rédigé par Laurence Houot - Propos recueillis par
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
La réalisatrice Claire Simon, au Festival de Cannes, pour présenter son film documentaire "Apprendre", le 20 mai 2024. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

La cinéaste Claire Simon a glissé sa caméra entre les murs d'une école élémentaire de la banlieue parisienne. À travers le quotidien des enfants, et de leurs maîtres et maîtresses, Claire Simon, la caméra à hauteur d'enfant, restitue cet espace clos habituellement caché aux yeux du monde, et rend hommage à une institution et aux professeurs des écoles.

La réalisatrice confie dans un entretien à franceinfo Culture les coulisses de ce tournage, son approche cinématographique et exprime son émotion de partager ce film qui lui tient tant à cœur à l'occasion de cette 77e édition du Festival de Cannes 2024.

Franceinfo Culture : Vous aviez déjà réalisé un film sur l'école, "Récréations". Qu'est-ce qui vous a donné envie d'y revenir ?

Claire Simon : Oui, c'était en 1991, il y a plus de trente ans, dans une école maternelle. Là, cette fois j'étais partie pour faire la cour de récréation en élémentaire. Ce qui m'intéressait, c'était le rapport entre les enfants et les adultes. Parce que j'ai constaté qu'en récréation, pendant tous mes repérages, que les enfants vont voir les adultes sans arrêt, pour leur dire : "ouais, il ne veut pas jouer avec moi, ouais, il m'a tapé..." Et puis, je voulais filmer le visage des enfants. C'est un visage tellement transparent le visage des enfants, sur lequel on peut lire leurs sentiments. Donc je me suis un peu axée sur la question du rapport entre les enfants et les maîtres et les adultes dans l'école. J'ai commencé par la récréation, puis assez vite, je suis montée dans les classes.

Vous avez poussé la porte ?
Voilà, c'est ça.

Vous avez passé combien de temps dans cette école ?
Deux mois et demi, à la fin d'une année scolaire. Si vous réalisez un film dans une école, il vaut mieux y aller à la fin de l'année, parce que les enfants se connaissent entre eux, les enseignants et les enfants se connaissent, aussi. Pour moi, c'est essentiel que les liens soient déjà tissés. Et puis, j'ai filmé aussi une rentrée.

L'école, c'est un lieu clos, un sanctuaire presque dans lequel on ne rentre pas habituellement. Comment ça s'est passé avec les enseignants, ce n'était pas trop compliqué de faire entrer une caméra dans les classes ?
Oui, l'école est un sanctuaire, c'est très juste. Et non, ça n'a pas été compliqué d'y rentrer. Le directeur est un homme exceptionnel d'humanité, d'intelligence. Il m'a très bien accueillie. Il a été très détendu, et les professeurs extrêmement accueillants. J'ai une admiration totale pour leur travail. Pendant le tournage, je leur disais tout le temps : "Mais c'est dingue ce que vous faites, je n'en reviens pas de ce que vous faites, c'est extraordinaire !" Beaucoup d'entre eux avaient un autre métier avant, et ils ont choisi d'être professeurs des écoles par conviction. C'est hyper beau quand même, non ? D'autant plus qu'ils ne gagnent pas grand-chose.

"Les professeurs des écoles méritent la Légion d'honneur et le double de leur salaire, c'est ça qui devrait se passer !"

Claire Simon

à franceinfo Culture

Qu'est-ce qui vous frappe dans leur travail ?
C'est très beau parce que les enfants qui sont là n'ont pas toujours la vie facile. Et l'école, c'est l'endroit où tout à coup, ils rentrent dans la société. Ils apprennent à lire, à écrire, à compter, mais ils apprennent aussi à penser et à se comporter entre eux. Quand j'ai rencontré Bertrand, le directeur, je lui ai dit que j'avais déjà filmé les cours de récré, et que ça bastonnait. Il m'a rétorqué qu'ici, la violence avait diminué de 80%. En leur apprenant à parler, à s'exprimer avec les mots plutôt qu'avec les coups. C'est beau non ?

Par rapport au tournage dans la récréation d'il y a trente ans, justement qu'est-ce qui a changé ?
Quand je suis arrivée dans l'école, au début, dans la cour de récré, ils m'ont tous fait "Hin hin hin, TikTok ! Machin !" [elle mime les gesticulations des enfants]. Là, j'ai eu peur, pendant 24 heures, j'ai eu super peur. Et puis, le directeur m'a rassurée en me disant "Tu vas voir, ça va durer une semaine", et c'est vrai que c'est vite passé. Ce qui se déroule dans la classe est plus important que la caméra. C'est plus important pour eux d'écouter, de répondre aux questions, et on voit bien à quel point ils ont envie d'apprendre, ces enfants.

Donc ils oublient la caméra ?
Ils ne l'oublient pas. Elle est là, mais elle est là comme une copine en fait. Je suis en classe avec eux.

L'école est aussi un vrai lieu de dramaturgie, un lieu très cinématographique, vous le saviez ou vous l'avez découvert au cours du tournage ?
En effet, ce n'est pas une évidence. Au départ, je me disais, la classe, c'est "chiant". J'ai été étonnée de trouver dans la classe une dramaturgie, des sentiments aussi forts.

Vous ne faites pas un cinéma qui problématise, qui fait des discours, ou dans lequel on entend des discours. C'est assez rare, surtout pour parler de l'école, non ?
Ah mais heureusement ! Ça va de soi, ça parle tout seul. On comprend qu'il y a de l'autorité dans cette école, que les enfants respectent cette autorité. On comprend qu'ils ont envie d'apprendre. On comprend que les parents sont à la sortie et qu'ils viennent chercher les enfants, qu'ils les accompagnent le matin. Et quand ce ne sont pas les parents, c'est le grand frère ou la grande sœur. Donc, on comprend que tous les clichés sont construits à partir de discours de gens qui ne vont jamais dans les écoles primaires. Jamais.

"Apprendre" de Claire Simon, présenté au Festival de Cannes en Séance spéciale le 19 mai 2024. (CLAIRE SIMON)

Il y a une belle relation entre les enfants et les enseignants ?
Oui, il y a cette anecdote que je raconte à tout le monde, parce que ça m'a tellement impressionnée. La première fois que je suis montée en classe avec Mohamed, un des maîtres, il a dit aux enfants, "Bon, on va faire le quart d'heure de lecture" et puis "Il y a trop de bruit, là". Il a dit ça comme je vous le dis là, très bas, très doucement, et immédiatement, le son a baissé, les enfants se sont tus. C'était incroyable. Les enfants adorent leurs maîtres et leurs maîtresses. On le voit, je ne l'ai pas beaucoup filmé, mais ils vont sans arrêt leur faire des câlins.

À travers ce qui se passe à l'école, on peut aussi imaginer ce qui se passe en dehors non ?
Oui, c'est une relation d'amour, qui peut parfois être plus difficile à la maison, où il peut y avoir des violences. Et là, dans l'école, c'est un autre monde. L'école se soucie de leur avenir, se soucie qu'ils arrivent à parler dans le monde, qu'ils aient une idée des choses, une idée de ce qu'ils veulent, une idée sur ce qu'ils apprennent.

Comment avez-vous réussi à saisir de manière aussi juste ce qui se déroule dans la classe, c'est quoi la "méthode Claire Simon" pour capter ainsi le réel ?
Eh bien, c'est simple, je me mets au milieu des enfants, parfois je suis près d'eux, parfois je suis près de la maîtresse. Et puis je les regarde, et je vois leurs sentiments, et c'est ça qui me tient tout le temps, c'est de comprendre ce qui les traverse, ce qui traverse le maître aussi. Et ce qui traverse les enfants est écrit de façon limpide sur leur visage. Au fur et à mesure du tournage, l'ingénieur du son a compris que j'avais besoin d'être ainsi très près des enfants, et il était avec moi, et donc, il a réalisé un travail formidable aussi sur le son.

"Apprendre" de Claire Simon, présenté au Festival de Cannes en Séance spéciale, le 19 mai 2024. (CLAIRE SIMON)

Vous avez posé votre caméra à hauteur des enfants ? 
Ah oui, on a acheté une caméra exprès, un appareil photo. Je voulais qu'ils me tolèrent comme une invitée, et ça a été le cas. Par exemple quand j'ai filmé cette petite fille dans la cour de récré qui dessine dans son journal intime, j'étais aussi près d'elle que je suis près de vous là, et c'était OK pour elle.  

Ils vous ont adoptée, en fait, et on sent même par moments qu'ils ressentent du plaisir à partager leur quotidien avec vous, avec la caméra, que vous devenez leur complice non ? 
Oui bien sûr, mais ça, c'est le cas pour tous les gens qu'on filme en documentaire, ils se sentent reconnus par la caméra. 

Et il y a la fameuse scène où les enfants de l'école alsacienne, cette école parisienne très élitiste, viennent dans la classe pour faire de la musique, et qu'on fait taire ceux d'Ivry. Vous filmez leurs visages, et on comprend qu'ils ont parfaitement conscience de ce qui se passe, et que cette situation est violente pour eux, sans qu'il y ait besoin d'aucun mot. 
Bien sûr, oui. Ils sont admiratifs et humiliés. Ils sont admiratifs parce qu'elle est très forte cette jeune fille qui joue du piano. Les enfants de l'école Makarenko n'écoutent pas La Truite de Schubert à la maison... Mais avec cette rencontre, au moins, ils se rendent compte que les autres existent, de part et d'autre. Et ce n'est pas rien. 

En fait la caméra vous permet de nous faire voyager le spectateur dans des mondes, c'est ce que vous voulez faire ? 
Oui, je suis Gulliver ! 

C'est la première fois que vous êtes en sélection officielle, qu'est-ce que cela vous fait ? 
J'étais très honorée. J'ai été très bien accueillie par Thierry Frémaux, et je suis très fière. Pour moi c'est très important d'être dans la sélection officielle. C'est vraiment une reconnaissance. Et je suis très fière d'y être avec ce film, avec un documentaire sans vedettes. C'est très important pour cette école, pour toutes les écoles. C'est très important politiquement. Pour moi, vraiment c'est très beau. 

Hier c'était la présentation officielle, il y a eu beaucoup d'émotions non, pour vous et pour les enseignants et le directeur de l'école, qui sont là avec vous pour défendre le film à Cannes ?
Pendant la projection, j'étais inquiète, inquiète, inquiète, et le monteur pareil. Et puis à la fin, quand tout le monde a applaudi, j'étais bouleversée. J'étais touchée, très touchée. C'est très important, je ne sais pas comment dire, philosophiquement. 

La réalisatrice Claire Simon, au Festival de Cannes pour présenter son film documentaire "Apprendre", le 20 mai 2024. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

C'est important de montrer l'école ? 
Oui, l'école, c'est le centre de la civilisation. C'est par là que tout commence. C'est ce que je répète souvent, et je le pense vraiment : les professeurs des écoles sont des civilisateurs. Et il n'y a pas tellement de gens qui sont des civilisateurs dans notre société.  

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