Fêtes, promiscuité, rapports de pouvoir... Au Festival de Cannes, une longue histoire de violences sexuelles

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
L'alcool, la drogue et la frontière ténue entre vie professionnelle et vie privée favorisent les violences sexuelles lors des événements tels que le Festival de Cannes. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
L'événement international du cinéma, qui a débuté mardi, a été rattrapé par le mouvement #MeToo, dès les révélations sur Harvey Weinstein fin 2017. Qu'en est-il, six ans et demi après, alors qu'une nouvelle vague de libération de la parole touche le septième art français ?

Nous sommes un soir de juillet 2021, pendant la 74e édition du Festival de Cannes. L'événement se tient en été cette année-là, pandémie oblige. Une revue spécialisée dans le cinéma organise une fête en petit comité dans l'appartement où logent ses collaborateurs. Sarah*, pigiste depuis plusieurs années pour le titre, navigue entre les invités. Elle veut faire "bonne figure" vis-à-vis de son employeur, qui doit enfin lui signer un CDI en septembre. A la fin de la soirée, la jeune femme de 35 ans se retrouve sur le balcon de sa chambre avec le directeur d'un autre média spécialisé dans le cinéma, pour terminer une discussion. Mais son interlocuteur change d'attitude.

"Il m'attrape fermement la main. Quand j'arrête de parler, il prend mon visage et le plaque contre sa bouche", témoigne Sarah auprès de franceinfo. Elle décrit ensuite les viols qu'elle affirme avoir subis cette nuit-là, "complètement figée" et coincée sur ce balcon. Après avoir tambouriné à la porte-fenêtre, elle parvient à rentrer dans l'appartement "en état de choc" et à faire partir son agresseur. "Le lendemain, je pleure toute la matinée en répétant en boucle : 'Je ne comprends pas, je voulais pas'", rapporte Sarah, qui ne signera jamais son CDI. Elle a porté plainte pour viols, en novembre 2022, puis s'est constituée partie civile un an plus tard, confirme le parquet de Paris à franceinfo.

Cette scène est loin d'être isolée dans l'histoire du Festival de Cannes, dont la 77e édition a débuté mardi, en plein milieu d'une nouvelle vague #MeToo. Initié dans le milieu du cinéma fin 2017, ce mouvement de libération de la parole des victimes de violences sexuelles a révélé au grand jour les agressions et viols commis pendant des années dans les coulisses de ce rendez-vous mondial du septième art. Le producteur américain Harvey Weinstein a notamment été accusé par plusieurs actrices, dont l'Italienne Asia Argento et la Française Judith Godrèche, d'avoir mis en place un système de prédation sur la Croisette, des années 1980 à 2010.

L'ancien présentateur du 20 heures de TF1, Patrick Poivre d'Arvor, a aussi fait l'objet d'une plainte pour viol déposée en 2021 par une ancienne aspirante attachée de presse, Marie-Laure Eude-Delattre. Les faits dénoncés par cette femme de 61 ans, prescrits, remontent à mai 1985 dans une chambre d'hôtel du très chic Martinez. 

"Chaque année, je suis sous tension pendant tout le festival. Ce passage-là, il n'est pas beau dans ma vie, ce mois de mai, il est pourri."

Marie-Laure Eude-Delattre, plaignante contre PPDA

à franceinfo

L'édition 2024 du festival s'ouvre dans un climat tendu. La rumeur qui a circulé sur une prétendue liste de personnalités du cinéma mises en cause s'est ajoutée aux affaires avérées qui ont émaillé la chronique judiciaire ces derniers temps : Gérard Depardieu, le patron du CNC Dominique Boutonnat, les réalisateurs Benoît Jacquot, Jacques Doillon… A la veille de l'ouverture du festival, le délégué général Thierry Frémaux l'a assuré lors d'une conférence de presse : "On a décidé de faire un festival sans polémiques. Et il n'y a pas de polémique qui vienne du festival, parce qu'on en a précisément pris soin."

Quelles mesures "précisément" ont été prises pour éviter la "polémique" ? S'agissant de l'éventuelle mise en cause d'une personnalité invitée dans le cadre de la compétition, "la décision sera prise au cas par cas", avancent les représentants du festival. Quid des violences sexuelles qui pourraient advenir pendant la manifestation ? La mesure la plus symbolique, sur le terrain de la prévention, est la projection, mercredi, du court-métrage de Judith Godrèche, Moi aussi, réalisé à partir des milliers de témoignages de victimes recueillis par l'actrice et réalisatrice. L'institution met en avant cette diffusion, dans le cadre de la sélection Un certain regard, comme une des actions mises en œuvre pour soutenir et accompagner le mouvement #MeToo.

Une ligne téléphonique et des affichages

Sur un terrain plus concret, la ligne téléphonique mise en place en 2018 pour accompagner les victimes et/ou les témoins de violences sexuelles reprend du service, de 8 heures à minuit. La mission des répondants, "un personnel formé sur ces questions", consiste principalement à orienter les personnes, notamment étrangères, "pour un éventuel dépôt de plainte au commissariat, ou vers les services de santé", précise l'organisation. Ce numéro a-t-il beaucoup sonné depuis son entrée en vigueur ? Le festival n'a pas apporté de réponse sur ce point. Mais il annonce une plus grande communication autour de cette ligne, via une newsletter envoyée aux personnes accréditées et un affichage dans tous les points d'accueil et d'information ainsi que dans "les sanitaires".

Selon les informations de franceinfo, ces mesures font suite à des réunions organisées peu de temps avant le festival avec le collectif 50/50, qui milite pour la parité femmes-hommes dans le cinéma. "Le fait qu'ils nous sollicitent, c'est au moins une petite avancée", se félicite une de ses membres, Clémentine Charlemaine. D'autres festivals de cinéma français sont plus proactifs. Le festival des Arcs a, par exemple, mis en place une charte de lutte contre les violences sexuelles et sexistes (VSS), en ligne sur son site, ainsi qu'une formation sur cette problématique pour tous les membres de l'équipe permanente. Une référente a été désignée et un protocole défini en cas de détection de VSS.

Trois principaux facteurs de risque

Les professionnels du secteur consultés par franceinfo, à l'instar de Pauline Ginot, déléguée générale de l'Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid), identifient trois principaux facteurs augmentant les risques pour les VSS dans les festivals de cinéma, démultipliés à Cannes : l'alcool et la consommation de psychotropes, l'abolition de la frontière entre la vie professionnelle et la vie intime, et l'asymétrie des rapports de pouvoir.

"Un festival de cinéma, c'est comme un tournage. Les gens sont loin de chez eux, il y a de l'alcool à volonté et des personnes avec des positions hiérarchiques différentes."

Pauline Ginot, déléguée générale de l'Acid

à franceinfo

S'agissant de l'alcool, le Festival de Cannes répond qu'il "sensibilise le personnel chaque année aux risques d'une consommation excessive". Pour les actions plus tangibles, il peut compter sur certains partenaires. Avec l'appui du groupe Audiens, la mutuelle des professionnels de la culture, de la communication et des médias, l'association Acid actionne plusieurs leviers pour limiter "le binge drinking" lors de sa fête annuelle de 1 000 personnes : stand sans alcool, "emplacements stratégiques" des bars pour éviter "l'enchaînement" de cocktails forts et "envisager l'événement autrement que par le seul prisme de l'alcool", "choix du DJ pour faire danser les gens plutôt que de les faire boire, stands de tatouages éphémères, etc." Des directives sont aussi données aux serveurs : "S'ils sont témoins d'un comportement problématique, ils doivent venir nous le dire, c'est une petite armée vigilante", explique Pauline Ginot, soulignant que cette "prise de conscience" sur l'alcool précède le mouvement #MeToo.

Un mélange des genres

"Cannes, ce n'est plus ce que c'était il y a dix ans, avec ses fêtes XXL, démonstrations de puissance entre producteurs, où l'argent et l'alcool coulaient à flots", tempère une professionnelle du secteur. "Mais si l'on pousse les portes de fêtes plus privées, c'est tout aussi orgiaque, tellement il y a de drogues qui circulent", relève-t-elle, citant cette mauvaise blague cannoise : "Après le festival, je vais faire changer mon sang."

"Il y a un effet de dégoupillage pendant le festival, beaucoup prennent de la drogue pour tenir le coup entre les projections et les soirées", confirme une autre habituée de la Croisette. Or, ce sont notamment dans ces soirées que se nouent parfois des promesses de contrats. Ainsi que dans les chambres d'hôtel et les appartements, transformés en lieu de travail.

"A Cannes, business et fête sont mélangés. Cela favorise les rendez-vous informels, parfois dans les chambres d'hôtel." 

Une productrice

à franceinfo

"Beaucoup de rendez-vous se font dans les grands hôtels, c'est une pratique répandue et cela peut glisser facilement", appuie Véronique Le Bris, reporter et critique de cinéma, à qui il est arrivé plusieurs fois d'être reçue par un acteur ou un réalisateur dans sa chambre. Sur ce point, le festival rappelle qu'il met à disposition des équipes de films et des journalistes plusieurs espaces au sein du palais des Festivals, notamment une salle dédiée à l'organisation d'interviews depuis 2023. "L'année dernière, nous y avons accueilli près de 70 équipes de films", indiquent les organisateurs.

Un problème systémique

Il n'empêche, beaucoup de "deals se concluent là où les festivaliers logent et cela brouille les frontières", déplore Sarah, qui en a fait l'expérience lors de cette soirée de juillet 2021. Le mouvement #MeToo était pourtant déjà passé par là. "Cannes reste l'endroit où se font les carrières", ajoute la jeune femme. Et celui où elles se défont. La journaliste, qui a attaqué aux prud'hommes son ex-employeur, a dû renoncer à son métier de critique de cinéma dans les mois qui ont suivi. "On se conforte dans l'idée que ça n'arrive qu'au sommet de la pyramide alors que c'est pareil à tous les niveaux", poursuit-elle.

"Ce qui me semble emblématique du système cannois, c'est que je me suis retrouvée dans une situation de danger car j'étais dans un contexte où il fallait que je me fasse bien voir de quelqu'un d'influent et de mon rédacteur en chef."

Sarah*, ex-critique de cinéma

à franceinfo

La précarité d'une partie des festivaliers, tant du côté des comédiennes et comédiens que des journalistes et du personnel du festival, "contribue à favoriser les agressions et les abus de pouvoir", glisse une source familière de l'évènement : "Quand on n'est pas sûr de pouvoir retrouver du travail, on se tait." Accueil des invités, remise des accréditations et des billets, coordination… Ces fonctions sont occupées par des saisonniers en contrat court. Et par une majorité de femmes (65%), selon le collectif Sous les écrans, la dèche, qui a appelé à une grève pendant le festival pour protester contre les conditions de travail de ces travailleurs de l'ombre. Marie-Laure Eude-Delattre était stagiaire attachée de presse quand elle a croisé la route de PPDA en 1985. Elle aussi a dû renoncer à sa vocation. "Ce ne sont pas des petits stickers ou numéros qui vont arrêter ceux qui se croient en toute impunité, c'est plus systémique que ça", juge-t-elle.

"Avant, on ne parlait que de cinéma"

Un constat vérifié par Audiens, chargé de mettre en place, en mai 2020, la cellule d'écoute psychologique et juridique de lutte contre les VSS dans le milieu de la culture. Plus de la moitié des violences dénoncées dans ce cadre sont le fait de supérieurs hiérarchiques, note Caroline Rogard, directrice de la communication du groupe de protection sociale. Or, le cadre légal du droit du travail en festival peut être dilué, les équipes se déplaçant parfois pour plusieurs films. "Qui est responsable dans ce cas, les boîtes de production ou les agents ?", s'interroge Caroline Rogard. Cette absence de protection peut fragiliser les plus jeunes.

"L'année dernière, un homme s'est fait passer pour un réalisateur à Cannes afin de faire miroiter des rôles et mettre des filles dans son lit", témoigne Hélène Rames, ancienne actrice, aujourd'hui avocate spécialisée dans les droits d'auteur et représentante de #MeTooMédia. "Cette personne avait mis en place une stratégie, c'était prémédité et bien rodé. On ne peut pas consentir quand on est manipulé." Si la mise en place d'un numéro d'appel pendant le festival est saluée, un décalage entre les faits et le moment où les victimes appellent est souvent observé.

"Il y a beaucoup de freins dans un milieu où tout se sait. Les victimes se disent qu'elles vont être blacklistées. Il y a aussi un phénomène de sidération, on ne réalise pas forcément ce qu'on a vécu."

Caroline Rogard, directrice de la communication d'Audiens

à franceinfo

D'où l'importance de dispositifs plus pérennes, comme la cellule d'écoute, qui doit faire l'objet d'une nouvelle campagne de communication lancée jeudi, à l'occasion d'un déjeuner au Café des cinéastes, en présence d'Iris Knobloch, la présidente du Festival de Cannes, Judith Godrèche ou encore #MeTooMédia et le collectif 50/50. "Avant, on ne parlait que de cinéma" pendant le festival, a regretté Thierry Frémaux lors de sa conférence de presse. "Nous aussi, on aimerait se concentrer sur le cinéma plutôt que sur les violences. On aspire à se dissoudre un jour", répond Clémentine Charlemaine. Cela passera aussi par une représentation plus importante des femmes à Cannes, selon le collectif 50/50, relevant que parmi les films sélectionnés en compétition officielle cette année, la part de réalisatrices n'atteint que 33% – ce qui constitue malgré tout un record.

*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.

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