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Festival de Cannes 2023 : on vous raconte le casse-tête de la sélection des films présentés sur la Croisette

Pour les dizaines de longs-métrages choisis en sélection officielle, les équipes réunies autour de Thierry Frémaux en voient des milliers. Le cocktail visible en mai dépend d'un savant dosage, qui fait forcément des déçus.
Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Les films visibles durant le Festival de Cannes sont sélectionnés par des comités restreints composés de professionnels du septième art, organisés autour du délégué général, Thierry Frémaux. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Un écran de cinéma dans un sous-sol parisien, des rangées de fauteuils, des murs en velours. C'est dans la salle de projection de la rue Charlot, au cœur du chic 3e arrondissement parisien, au siège du Festival de Cannes, que sont visionnés les films de la prestigieuse sélection officielle. Thierry Frémaux, 62 ans, délégué général depuis 2007, et son équipe, regardent chaque année des milliers de films pour choisir ceux qui seront présents sur la Croisette. Pour cette 76e édition, qui se tient du mardi 16 au samedi 27 mai, plus de 2 000 longs-métrages ont été vus. Parmi eux, 69 ont reçu leur sésame, dont 21 en compétition. Le Graal de tout cinéaste.

"On a rendu des gens heureux, mais aussi des gens très tristes", lâchait le délégué général lors de l'annonce de la sélection officielle, le 13 avril. Pour lui et son équipe, cette conférence de presse signait la fin d'un marathon fait de projections, de négociations et de délibérations. 

Autour de Thierry Frémaux, Christian Jeune et Stéphanie Lamome, respectivement directeur et conseillère artistique du département Film, figurent sept réalisateurs, producteurs ou critiques. Une partie d'entre eux se concentre sur les prétendants français, l'autre sur les œuvres étrangères. "Ce sont des experts qui sont des visionneurs de longs-métrages", résume pour franceinfo Thomas Gastaldi, consultant pour la distribution de films et spécialiste du Festival de Cannes, créateur du site wask.fr qui suit l'actualité de ce grand raout. 

Outre ce comité existe un groupe plus obscur, composé d'une dizaine de membres. Ces derniers sont chargés de visionner les œuvres envoyées par des cinéastes inconnus, venus du monde entier. Ils décèlent les bonnes surprises, ce qui permet de montrer que tous les candidats ont leurs chances. "C'est la grande règle de la démocratie cannoise : quiconque fait un film d'au moins une heure a le droit de l'inscrire et a l'assurance qu'il sera vu", écrit Thierry Frémaux dans son livre Sélection officielle (ed. Grasset) sorti en 2017.  

Sandwichs, salades et... navets

Pour tout ce petit monde, les choses sérieuses commencent doucement à l'automne. Pour cette 76e édition, Thierry Frémaux et ses faiseurs de rois ont vu leurs premiers films en novembre : The Breaking Ice, un film chinois d'Anthony Chen, mais aussi le dernier Scorsese. Durant ces premières semaines, le rythme "est encore calme", selon Thierry Frémaux. "En décembre, janvier, on ne voyait qu'un film par semaine", raconte à franceinfo le critique chez Positif N.T. Binh, ancien membre du comité dans les années 1990, lorsque Gilles Jacob en était le grand manitou.

Tout s'accélère à partir du printemps. "Cela pouvait même aller jusqu'à trois ou quatre par jour", précise N.T. Binh. Dans la dernière ligne droite, les membres des comités étrangers et français s'enferment dans le noir de la salle de projection. "Les après-midis sont partagés en deux : les films étrangers à 13 heures et les français à partir de 18 heures", raconte Thierry Frémaux. Avec un régime alimentaire strict pour les visionneurs. Sus au pop-corn et aux paquets de bonbons, place à la salade, au sandwich et à la bouteille d'eau.

De leur côté, les membres du "groupe obscur", les "soutiers", comme les surnomme le patron, ingurgitent 80 à 100 films en trois mois. N'ayant pas droit aux "grands noms" du septième art, ils se transforment bien souvent en machines à dire "non".

Chez eux, au bureau, sur leur temps libre, ils s'abreuvent d'images. Avec le progrès technologique, il n'est plus nécessaire de s'enfermer dans une salle obscure, les films sont visibles en ligne. Ils sont rémunérés et logés sur la Croisette durant le festival. De quoi les consoler alors qu'ils sont les plus "à risque" de voir des mauvais films, voire de vrais navets.

Mais le comité a aussi sa part d'épreuves à endurer. "Des choses épouvantables, ose N.T. Binh. Tout le monde veut aller à Cannes. Les gens sont inconscients. Chacun pense avoir réalisé un chef-d'œuvre. On a même vu un jour le film d'un garçon de 15 ans déposé par son père..."

Equilibre et ronds de serviette


Construire une sélection cohérente reste un travail d'orfèvre. "En compétition, figurent les meilleurs films, ceux qui nous paraissent indiscutables. Il arrive qu'un film plus fragile, sujet à controverse ou clivant, ne finisse pas en compétition pour lui éviter des critiques qui pourraient lui être fatales", explique N.T. Binh. "C'est au sentiment, à l'intuition, à la passion, à quelques instruments de mesure de l'opinion", que se font les choix, détaille Thierry Frémaux, dans son livre.

"On nous prête mille turpitudes, des amitiés non avouées et des pactes secrets. Or, nous n'avons qu'un seul objectif : faire la meilleure sélection possible."

Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes

dans son livre "Sélection officielle"

Le cocktail visible en mai dépend d'un savant dosage. D'une part, de grands auteurs français et étrangers, car Cannes ne serait pas Cannes sans les stars et les paillettes. D'autre part, de la mixité, des thèmes variés, pour éviter des comparaisons entre les films, et un regard vers d'autres horizons. "Il est important d'avoir un œil sur la découverte puisque le cinéma mondial se développe chaque année", a assuré le délégué général le 13 avril.

Toutefois, le plus grand festival de cinéma au monde renvoie souvent l'image d'un entre-soi avec une présence accrue des "habitués". Recordman de montée de marches rouges, le Britannique Ken Loach, foulera les marches pour la 15e fois cette année avec The Old Oak. "En compétition, on retrouve toujours les quatre ou cinq plus grands films d'auteur de l'année. C'est normal, les grands cinéastes font les grands films", justifie Thomas Gastaldi.

Quand l'Elysée fait pression...

Comme il le raconte dans son livre, Thierry Frémaux est passé maître dans l'art de gérer les egos des réalisateurs. Et la montre. Avant l'annonce de la sélection, mi-avril, il doit faire face à l'impatience ou aux exigences de certains grands auteurs américains. "On me prévient : si je ne réponds pas aujourd'hui sur le Woody Allen, je perds le film", qui peut être sélectionné à Venise ou à Berlin. "Pour gagner du temps, je lui envoie un mail d'éloge", poursuit-il. Il arrive aussi que certains cinéastes exigent d'être en compétition, comme Sean Penn, en 2016, avec The Last Face. Une demande qui a coûté cher, le film ayant reçu un accueil glacial des festivaliers. "Ça a été une très grosse claque pour tout le monde", se souvient Thomas Gastaldi.

Si, pour les films étrangers, la présence en sélection officielle est scellée de longues semaines à l'avance, pour les films français, les élus ne sont connus que la veille de l'annonce. Impossible, pour des raisons d'équité, de choisir parmi la cinquantaine de longs-métrages tricolores sur la ligne de départ, avant de les avoir tous vus. En attendant le verdict, chacun joue sa carte pour obtenir une place. N.T. Binh assure que les pressions énervaient Gilles Jacob, à l'époque. "Il n'aimait pas être appelé pour qu'on lui souffle de sélectionner tel ou tel film. Cela diminuait presque ses chances. Un jour, il a même eu une intervention politique. L'Elysée l'avait appelé. Le film était bien, sans plus, il n'a pas été retenu", assure le critique.

La veille de la fameuse conférence de presse s'apparente au jour le plus long. Les quelques films encore en balance font l'objet de discussions entre les membres du comité. La décision finale revient à Thierry Frémaux : "Je signe la sélection, je l'assume", martèle-t-il dans Sélection officielle. Il lui incombe aussi la lourde charge d'annoncer la bonne ou la mauvaise nouvelle. "Je préfère t'écrire. Ça ne sera pas la compétition. Tu en seras déçue. Nous faisons d'autres choix. Nous nous parlerons, si tu le souhaites, une fois la déception passée. Que je suis désolé de t'infliger. Thierry", écrit-il à une productrice dont le film est éconduit.

La pilule est parfois particulièrement dure à avaler pour ceux qui se retrouvent hors champ. Ainsi, le réalisateur franco-serbe Emir Kusturica, pourtant deux fois récompensé par la Palme d'or et ancien président du jury, avait envoyé un SMS lapidaire au délégué général après l'élimination d'un de ses films : "Tu n'es plus mon ami." 

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