"En prison, on retrouve le Liban avec tous ses maux" : dans "The Blue Inmates", présenté à la Mostra de Venise, Zeina Daccache met son pays face à lui-même
Le documentaire "The Blue Inmates" aborde la situation des malades mentaux dans les prisons libanaises. Rencontre avec sa réalisatrice, Zeina Daccache.
Zeina Daccache intervient depuis de nombreuses années au sein des prisons libanaises pour y proposer des ateliers de théâtre thérapeutique. Une occasion pour les détenus de faire entendre leurs voix et leurs maux. A partir de ces travaux, Zeina Daccache a réalisé plusieurs documentaires. 12 Libanais en colère, son premier film, s'intéresse à la situation globale des prisonniers au Liban. Le journal de Shéhérazade pénètre dans les prisons pour femmes et aborde la violence domestique.
Avec The Blue Inmates, Zeina Daccache signe son troisième documentaire et se penche sur le traitement des malades mentaux dans les prisons libanaises. A travers leurs maux, Zeina Daccache interroge une partie de ceux qui déchirent son pays, qui traverse une importante crise économique et politique. The Blue Inmates a été sélectionné dans la catégorie "Final Cut" de la 77e Mostra de Venise. Cette section, qui a pour but de soutenir des films en post-production de plusieurs pays d'Afrique et du Moyen-Orient, se tient, en ligne, du 7 au 9 septembre. Entretien.
Franceinfo Culture : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le théâtre thérapeutique ?
Zeina Daccache : Le théâtre thérapeutique, c'est se servir du théâtre dans des perspectives curatives. On y retrouve les mêmes règles que dans la psychothérapie classique (mise en place d'un espace de confiance, confidentialité…). Les personnes qui peuvent pratiquer le théâtre thérapeutique sont des psychologues cliniciens de formation qui ont étudié le théatre, ou bien des personnes qui ont étudié le théâtre thérapeutique à l'université.
Comment avez-vous découvert cette forme de thérapie ?
J'ai découvert le théâtre thérapeutique en 2005. Je l'ai étudié aux Etats-Unis l'année suivante. Je suis actrice de formation. Quand j’ai fini mes études, je sentais que quelque chose manquait. Je jouais dans des pièces, mais je me disais : et après ? J'avais l'impression de vivre dans une société où la culture est réservée au seul "monde de la culture". Dans le public, je trouvais toujours des gens éduqués, qui avaient le luxe d'avoir accès à l'art. Ils venaient voir mes pièces et moi j'allais voir leurs expositions, leurs vernissages… mais on ne touchait pas la majorité des gens. Je nous sentais isolés ensemble et je me demandais comment amener le théâtre vers ceux qui veulent aussi s'exprimer.
Par leur expression, les détenus peuvent peut-être faire leur propre thérapie et la thérapie de toute une société. Nous, en tant que spectateurs, nous pouvons faire notre propre catharsis.
Zeina Daccache
Comment en êtes-vous arrivée à travailler en prison ?
L’idée est venue de la réflexion que je menais sur la façon d’aider des personnes habituellement sans voix à s'exprimer. C’est là que j’ai pensé à aller en prison. Je me suis dit : c’est là-bas qu’est le microcosme du Liban, avec tous ses maux. Le pays compte au moins 7000 personnes emprisonnées dont des réfugiés palestiniens, souvent tombés dans la drogue ou le crime parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour eux au Liban, ils ne peuvent que difficilement travailler. Il y a des réfugiés syriens aussi, depuis quelques années, et des Libanais bien-sûr, certains détenus qui sont sortis des milices après la guerre civile.
Votre dernier long-métrage, The Blue Inmates, aborde la situation des malades mentaux dans les prisons libanaises. Comment vous y êtes-vous intéressée ?
J’ai découvert dans le code pénal libanais plusieurs articles relatifs aux malades mentaux. Si une personne est "folle" (c’est le terme utilisé), "possédée" ou "aliénée" et qu'elle commet un crime, elle doit aller dans un "asile de sûreté" en prison jusqu’à sa guérison. Mais ce n’est pas un hôpital psychiatrique, c’est la prison. Dans la réalité cela équivaut à des condamnations à perpétuité. C’est aberrant. De plus, sur les vingt-cinq prisons que compte le Liban, il n'y a qu'à Roumieh, une des plus grandes prisons du pays, qu'on trouve un tel asile, et seulement pour les hommes. Il est appelé "asile de sûreté" mais il n'y a pas de docteurs, pas d'infirmières, pas d'équipement spécifique. Dans les autres prisons, les malades mentaux partagent des cellules avec des personnes saines d’esprit et ils doivent vivre ensemble. Les articles ont été écrits en 1943 et depuis ils n’ont jamais été changés. A Roumieh, il y a une section où se sont retrouvés plusieurs malades mentaux. Ils sont une trentaine. Un docteur vient les voir une fois tous les deux mois environ, et c’est tout. Avec l’équipe de "Catharsis" [Centre libanais pour le théâtre thérapeutique, ouvert par Zeina Daccache en 2007] nous avons proposé des interventions thérapeutiques sur mesure, des sessions de quarante minutes, deux à trois fois par semaine, pendant trois ans.
Qu’est-ce qu’on a changé, dans un pays qui a besoin de changement ? C’est cela qu’il faut se demander.
Zeina Daccache
Le film raconte la production d’une pièce de théâtre par des détenus de la prison de Roumieh sur leurs camarades de détention souffrant de maladies mentales. Comment s’est créé ce dispositif ?
Les malades mentaux avec qui je travaillais ne pouvaient pas être sur scène pour s’exprimer. Alors j’ai eu l’idée de demander à des détenus sains d’esprit s’ils voulaient faire une pièce de théâtre où ils prendraient le rôle de malades mentaux pour raconter leurs histoires. Ils ont accepté. Nous avons monté en 2016 la pièce Johar… Up in the air où les textes étaient construits à partir d’échanges avec les malades mentaux, c’étaient leurs mots. L’intérêt thérapeutique était double parce qu’il touchait également les détenus qui jouaient dans la pièce. Ils pouvaient se distancier de leurs propres histoires et de leurs situations pour embrasser une forme d’empathie. A la suite de tout le travail de la pièce, une communauté s’est créée entre des détenus sains d’esprits et des malades. Les premiers prenaient soin des seconds, empêchaient qu’ils ne soient stigmatisés dans la prison, ils coupaient leurs ongles, leur donnaient leurs cigarettes… le regard sur la maladie mentale avait changé.
Au-delà du film, vous avez travaillé à des changements dans le code pénal. L’artiste devrait ainsi s’engager en dehors de sa pratique artistique en elle-même ?
Après la pièce, j’ai travaillé avec un juge pour suggérer une nouvelle loi pour annuler celle de 1943 et que les malades mentaux soient pris en charge au sein d’hôpitaux (en prison ou ailleurs) pour être soignés. Nous avons présenté ce projet de loi en 2016 au Parlement libanais, mais nous attendons toujours les modifications parce que tout changement de loi prend des années à cause des nombreux problèmes politiques du pays. Je suis actrice, metteuse en scène, thérapeute, activiste. Pour moi on ne peut pas séparer. On ne peut pas simplement entrer en prison, faire un beau spectacle, en sortir.
Dans The Blue Inmates, la notion de "folie" est interrogée, jusqu’à parfois s’inverser…
Un malade mental dit à un moment : "le Liban a une maladie mentale chronique qui peut affecter une personne qui n’a pas de maladie mentale". Cela vient de la bouche d’un "fou" mais il est sûrement plus intelligent que nous, il a compris. On vit dans un pays malade, où on frôle la folie chaque jour avec tout ce qu’il s’y passe. On le voit encore une fois avec l’explosion, on ne sait même pas comment elle s’est déclenchée et comment cette histoire va se terminer, nous n’avons aucune clôture pour nos traumatismes. Quand un tsunami ravage un pays par exemple, la clôture c’est la nature, les changements climatiques, on peut connaître et expliquer la cause. Chez nous tout arrive ou se termine sans que l’on sache vraiment pourquoi ! Les investigations peuvent durer 20 ans. Les gens pleurent leurs morts, mais le deuil n’est jamais terminé au Liban. Parce qu’il n’y a pas de réponse aux questions : "Pourquoi ? Comment ? A quelle fin ?". Pour l’explosion, aucun responsable n’a dit : "nous nous excusons, c’est de notre faute".
Après l’explosion, vous et le centre Catharsis avez proposé des séances gratuites de théâtre thérapeutique ainsi qu'un support psychologique pour celles et ceux qui le souhaitaient. C’était votre façon d’aider, à ce moment-là ?
Oui, il fallait que chacun contribue à sa façon. Certains ont couru aider dans les hôpitaux, des architectes ont offert leurs expertises pour rebâtir des maisons, des restaurants ont offert de la nourriture… Moi j’ai une expertise dans la thérapie donc je propose un support et un accompagnement psychologique gratuitement (d’autres psychologues à Beyrouth le font aussi) au téléphone, par Skype ou autre... et dans les bureaux de Catharsis un peu hors de Beyrouth. Pour l’instant c’est du support principalement par téléphone parce que les gens n’ont pas l’énergie de se déplacer, ils sont encore sous le choc. Je suis certaine qu’il va y avoir une grande demande de théâtre thérapeutique mais pour l’instant, et c’est normal, nous sommes concentrés sur nos besoins essentiels, c’est encore trop tôt.
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