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L’article à lire pour comprendre pourquoi le système politique libanais est à bout de souffle

Le Liban repose sur un système politique où les pouvoirs sont répartis entre les nombreuses communautés religieuses du pays. Après les deux explosions qui ont frappé Beyrouth, franceinfo vous explique pourquoi des manifestants réclament la fin de ce régime.

Article rédigé par franceinfo - Alice Galopin
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Manifestation contre le pouvoir politique libanais, le 8 août 2020, après les deux explosions qui ont ravagé la capitale du pays, quatre jours plus tôt. (- / AFP)

Des effigies de représentants politiques symboliquement pendues dans les rues de Beyrouth. Après les deux explosions survenues dans la capitale du Liban, mardi 4 août, qui ont fait 171 morts et plus de 6 500 blessés, la classe politique libanaise est conspuée par des milliers de manifestants. A tel point que le Premier ministre, Hassan Diab, a été contraint d'annoncer la démission de son gouvernement.

La catastrophe "n'était que l'incarnation de tous les maux [politiques] qui ont conduit à ce désastre", estime Ziad Majed, politologue et professeur à l'université américaine de Paris. Au cœur du système politique libanais : le confessionnalisme, un principe qui institue le partage religieux du pouvoir. Franceinfo vous explique pourquoi cette clé de voûte des institutions du pays est désormais perçue comme la source de la corruption décriée par les manifestants.

1C'est quoi exactement le confessionnalisme ?

Le Liban est une République parlementaire basée "sur la distribution des pouvoirs politiques et administratifs selon la proportion des communautés [religieuses]", décrypte Jihane Sfeir, historienne du monde arabe et enseignante à l'Université libre de Bruxelles. C'est ce qu'on appelle le confessionnalisme. L'article 95 de la Constitution dit ainsi que les communautés religieuses "doivent être représentées équitablement dans la formation du gouvernement".

Et pour cause, 18 religions se côtoient dans ce pays, qui compte 4,5 millions d'habitants, auxquels il faut ajouter plus d'un million et demi de réfugiés syriens et palestiniens. Ces communautés sont principalement chrétiennes (maronites, grec-orthodoxes, grec-catholiques...) et musulmanes (chiites, sunnites, druzes, ismaéliens et alaouites). Pour favoriser leur vivre-ensemble au sein d'un même pays, un régime "où les décisions se prennent par consensus et où le pouvoir est partagé entre les représentants des communautés", a donc été mis en place, explique à franceinfo Ziad Majed.

2Depuis quand ce système politique existe-t-il ?

Les bases de ce régime politique, déjà en partie présentes sous l'empire ottoman, ont été fixées au sein de la Constitution de 1926, adoptée alors que le pays était sous mandat français. En 1943, à l'indépendance du Liban, les dirigeants du pays entérinent le confessionnalisme en concluant le "pacte national", un accord oral qui répartit les forces communautaires au sein des différentes fonctions politiques. Ce pacte prévoit que le poste de président de la République soit occupé par un représentant de la communauté chrétienne maronite, celui de Premier ministre par un sunnite et celui de président de la Chambre des députés par un chiite. Cette distribution est établie sur la base du recensement de la population nationale de 1932, rapporte Jihane Sfeir, qui "évalue la population à près de 51% de chrétiens, dont une majorité de maronites, et à 49% de musulmans".

3Toute la société fonctionne comme ça ?

Au Liban, le confessionnalisme s'étend même dans les sphères sociale et économique. "Lorsque des postes s'ouvrent pour devenir professeur à l'université libanaise, certains sont réservés aux chrétiens maronites et d'autres aux musulmans chiites", illustre Jihane Sfeir.

Ce n'est pas parce qu'on a mérité un poste qu'on l'obtient, c'est d'abord parce qu'on appartient à une communauté.

L'historienne Jihane Sfeir

à franceinfo

Par ailleurs, le confessionnalisme s'immisce jusque dans les affaires familiales. Ainsi, le mariage civil n'existe pas au Liban, obligeant des couples mixtes à célébrer leur union sur l'île voisine de Chypre. D'autre part, chacune des 18 communautés dispose de ses propres lois. Les Eglises orthodoxes et protestantes reconnaissent le divorce, par exemple, mais pas les catholiques, explique Radio Canada

4Mais la population a dû changer depuis 1932 ?

Oui, et c'est bien le problème. Un changement démographique s'est progressivement initié à la faveur des communautés musulmanes, analyse Aurélie Daher, enseignante-chercheuse à Sciences Po Paris, spécialiste du Liban. Avec un taux de fécondité plus faible, les chrétiens sont devenus proportionnellement moins nombreux, ajoute Jihane Sfeir.

Si plus aucun recensement n'a été réalisé depuis les années 1930, les données issues des listes électorales de 2014 permettent toutefois d'estimer à 62% la proportion de musulmans (dont 28% de sunnites et 27% de chiites) contre 38% de chrétiens. Des chiffres qui sous représenteraient cependant la part des chiites, du fait d'un faible taux d'inscription sur les listes électorales, estime Aurélie Daher.

Dès les années 1970, face à ces changements démographiques, la répartition des pouvoirs se voit de plus en plus contestée. "Les sunnites voulaient que le Premier ministre ait plus de responsabilités. Et les chiites se sentaient écartés du cœur de l'équation", décrypte Ziad Majed. C'est en partie du fait de ces tensions confessionnelles que la guerre civile éclate en 1975.

5Et le système n'a jamais évolué ?

A la marge. En novembre 1989, les accords de Taëf mettent fin à un conflit qui a embrasé le pays durant quinze ans, et tentent de rééquilibrer le système entre chrétiens et musulmans, les deux principales communautés religieuses. Certaines prérogatives du président maronite sont ainsi transmises au gouvernement, mené par un Premier ministre sunnite. A la Chambre des députés, le rapport de forces est également modifié. Les sièges, majoritairement réservés aux chrétiens, sont partagés égalitairement entre les deux communautés.

6Pourquoi ce système est-il critiqué aujourd'hui ?

Les critiques sont nombreuses. A commencer par la corruption et le clientélisme, régulièrement pointées du doigt. Depuis trente ans, la classe politique s'est servie dans les caisses de l'Etat, creusant petit à petit la dette libanaise, et plongeant le pays dans une grave crise économique et sociale"Après la fin de la guerre [en 1990], toutes les élites ont voulu prendre leur part du gâteau et faire profiter famille et amis", détaille Aurélie Daher. 

Le partage des pouvoirs politiques a conduit à la fragmentation de la société entre réseaux confessionnels. "Les élites de chaque confession placent des membres de leur communauté dans chaque institution, chaque grande entreprise", analyse Fouad Debs, avocat-juriste au barreau de Beyrouth et militant prodémocratie, pour franceinfo

Le fonctionnement politique fait que vous êtes d'abord maronite, chiite, etc. avant d'être libanais.

La chercheuse Aurélie Daher

à franceinfo

Enfin, le système est également décrié pour le manque de renouvellement des classes dirigeantes et son immobilisme politique. Le pouvoir est détenu par les mêmes familles depuis des années, à l'instar des Hariri, dont le père, Rafiq Hariri, et le fils, Saad Hariri, ont à eux deux été à la tête du gouvernement durant près de 15 ans depuis 1992.

7Les Libanais ne veulent pas une réforme ? 

A l'automne 2019, des centaines de milliers de Libanais ont battu le pavé pour dénoncer l'inaction des autorités face à la profonde crise économique et sociale que traverse le pays. Dans les cortèges figuraient notamment des jeunes, des intellectuels, des militants des droits de l'homme, "réclamant une République laïque où la répartition se ferait au mérite et non pas suivant l'appartenance [religieuse]".

Une grande partie de la nouvelle génération ne veut plus du confessionnalisme.

Le politologue Ziad Majed

à franceinfo

Mais "ce mouvement n'a pas réussi à dégager une position commune et l'absence de cohésion l'a empêché d'avoir un vrai poids face à un système politique installé depuis des décennies et donc difficile à changer", explique Philippe Hage-Boutros, journaliste économique pour L'Orient-Le Jour à Beyrouth, à franceinfo.

Une manifestante libanaise brandit une pancarte sur laquelle est inscrit "abolir le système sectaire corrompu", le 31 octobre 2019, à Beyrouth. (JOSEPH EID / AFP)

Les changements promis par le nouveau gouvernement, mené par Hassan Diab depuis janvier, n'ont toujours pas été mis en œuvre. "[Ce système politique communautaire] est une vache à lait qui rapporte tellement à quelques partis politiques que les réformes sont reportées aux calendes grecques depuis déjà une dizaine d'années", relevait en juillet, Karim Emile Bitar, directeur de recherches à l'Iris, auprès de franceinfo.

8Les explosions vont-elles changer les choses ? 

Selon Jihane Sfeir, les explosions "montrent à quel point l'Etat libanais est défaillant". L'historienne plaide pour un changement profond du système politique et un abandon du confessionnalisme. Tout comme Ziad Majed, qui décrit un système actuel "à l'agonie". "Le départ du gouvernement [de Hassan Diab] n'est qu'un début", décrypte-t-il. D'après les deux chercheurs, une refonte du système nécessiterait une longue transition politique, qui passerait d'abord par l'abolition de la loi électorale, calibrée pour servir les intérêts des forces politiques traditionnelles.

Reste à savoir si la classe politique ira dans le sens des manifestants qui exigent la nomination de nouvelles figures à la tête du pays. Selon un responsable politique libanais, contacté par l'AFP, deux des principaux chefs politiques du pays –l'indéboulonnable président du Parlement Nabih Berri et le vétéran de la politique Walid Joumblatt  penchent davantage pour un retour de l'ancien Premier ministre Saad Hariri, qui a démissionné douze jours après le soulèvement d'octobre.

9J'ai eu la flemme de tout lire, vous me faîtes un résumé ? 

Au Liban, selon la Constitution de 1926, les postes politiques sont répartis entre les différentes communautés religieuses – c'est ce qu'on appelle le confessionnalisme. La présidence de la République est ainsi traditionnellement accordée à un représentant chrétien maronite, confession majoritaire à l'époque où ce système a été créé. Au fil du temps, les communautés musulmanes, devenues plus nombreuses, ont réclamé une révision de ce système. En 1989, à la fin de la guerre civile, un accord a rééquilibré le partage des pouvoirs au sein du pays, mais cette répartition reste source de tensions entre les communautés.  

Sans compter que le système a mené à la fragmentation progressive de la société entre différentes confessions et alimenté le clientélisme et la corruption. Cette dernière est aussi accusée d'avoir engendré la dramatique crise économique qui frappe le pays, et qui a poussé des centaines de milliers de personnes dans la rue, à l'automne 2019, pour réclamer le départ de la classe politique au pouvoir. Une contestation récemment ravivée après les violentes explosions qui ont secoué Beyrouth. Selon les politologues contactés par franceinfo, une transformation radicale du système politique libanaise, désormais à l'agonie, est souhaitable mais semble toutefois peu probable.

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