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Emmanuel Macron est "terrifiant d'habileté", regrette le cinéaste Robert Guédiguian, qui rêve d'union de la gauche et de "moments communistes"

Article rédigé par Frédéric Carbonne, Thierry Fiorile
Radio France
Publié
Temps de lecture : 12min
Le réalisateur Robert Guédiguian, en octobre 2021. (NACHO GALLEGO / EFE VIA MAXPPP)

Le réalisateur donne à voir dans "Twist à Bamako" le déchirement de la jeunesse malienne au lendemain de l'indépendance du pays en 1962, balancée entre idéal révolutionnaire et appétits existentiels. Il s'est confié à franceinfo.

Pendant que les Français étaient confinés, voilà un cinéaste qui lui a choisi de changer de décor : pour une fois, Robert Guédiguian ne filme pas Marseille et on le retrouve avec Twist à Bamako, sorti en salles mercredi 5 janvier.

Avec ce film, on change de décor, mais on reste dans le cinéma politique d'un raconteur d'histoires, celui de Robert Guédiguian. On est à Bamako en 1962, juste après l'indépendance. Et quand le président Modibo Keïta engage son pays dans la voie du socialisme panafricain, Samba est l'un de ces jeunes militants exaltés qui parcourent le pays pour lancer les grandes réformes qui doivent conduire le pays vers l'après colonialisme. Il rencontre Lara, villageoise, mariée de force et qui fuit avec lui à Bamako. On n'est plus à Marseille, mais les recettes de Robert Guédiguian fonctionnent tout autant sous les tropiques.

Twist à Bamako est un conte amoureux et politique, et ce couple délicieux a la beauté et la force de sa jeunesse quand il danse le twist la nuit. Mais sa fragilité éclate au grand jour. L'idéalisme de Samba se heurte aux apparatchiks de la révolution et les traditions patriarcales ne pardonnent pas à Lara d'avoir fui son village. Cette histoire, rare au cinéma, devient universelle et, même si la dialectique n'est pas toujours cinématographique, on succombe au charme de cette jeunesse qui se sape joyeusement pour aller danser. Robert Guédiguian met de la couleur sur quelqu'un qui l'a beaucoup inspiré, les photographies de Malick Sidibé, qui lui a, en noir et blanc, chroniqué ces années d'insouciance, ce "moment communiste", pour reprendre l'expression du cinéaste.

franceinfo : Avec ce film, vous aviez besoin de prendre le large, de prendre l'air ?

Robert Guédiguian : Oui ! C'est parfois assez excitant d'aller voir comment cela se passe ailleurs ou comment cela s'est passé ailleurs. Parfois, les retours sur des moments de l'Histoire peuvent nous aider à y voir un peu plus clair aujourd'hui. Il y a des chemins, un peu embroussaillés pendant soixante ans, en l'occurrence, qui avaient été ouverts et qu'il est peut-être temps de débroussailler, réexaminer, repenser. Et les assimiler de manière critique. Je crois que les lumières du passé peuvent nous servir.

Quelle place ont pour vous les corps et la danse, présents dans votre film Twist à Bamako ?

J'ai toujours considéré que la révolution, les combats pour l'émancipation, etc., devaient relever de la fête aussi. Il faut non seulement émanciper le travail et les forces productives, changer les rapports de production, transformer le monde, mais il faut aussi changer la vie. ll faut le faire collectivement, en faisant la fête, en dansant, en se rapprochant des autres à tout point de vue. Il faut le faire dans le domaine des idées aussi. Il faut twister ! Il faut twister avec les corps, mais aussi twister avec des idées.

L'émancipation est sans doute le mot clé de votre film. A la fois d'une jeune femme qui veut échapper à un mariage forcé, mais aussi d'un pays. Votre film est un film féministe ?

Résolument féministe ! On aborde souvent les moments révolutionnaires, les moments communistes, par là où ils ont péché. C'est à dire par les superstructur s : les idées, les mœurs, le juridique. Car on n'a souvent changé, dans des pays communistes, que des choses qui relevaient du matériel : on a a changé les rapports de production, nationalisé l'industrie, collectivisé la terre. Mais le quotidien des femmes, héritier des traditions et du mode de vie ancien, n'a pas, lui, était affecté. Or, dans la conception des révolutionnaires du XIXe siècle, des premiers penseurs émancipateurs, l'idée était de changer le monde dans son ensemble. Il s'agissait de changer la société entière. Il ne s'agissait pas seulement de libérer les forces du travail de l'exploitation.

Votre film est aussi l'histoire d'un communisme qui ne marche pas, des Indépendances africaines, d'une appropriation, de l'injustice. Peut-être parce, comme le dit l'un des personnages, on a voulu adapter un modèle, celui de la Révolution française, qui n'est pas adapté à un pays d'Afrique dans les années 1960 ?

Il y a de cela, bien sûr. Césaire en parlait très bien, déjà, en 1955. [Aimé Césaire, écrivain et député de Martinique, disparu en 2008, est un des fondateurs du mouvement de la négritude. Il publie notamment Discours sur le colonialisme en 1955, aux éditions Présence africaine]. Il fallait trouver des formes africaines à cette idée socialiste, qui peut être, n'ont pas été trouvées. Mais je ne dirais pas que cela ne marche pas car cela fonctionne tout de même un certain temps. C'est pour ça que je disais : un moment communiste. On peut retenir de ce moment-là une illusion à retrouver, plutôt qu'une illusion perdue, c'est-à-dire qu'on peut garder de ce moment-là les sept, huit années où cela a très bien fonctionné. Si on examine ce qu'était la société à ce moment-là, c'était préférable à tout point de vue à ce qui se passe aujourd'hui, par exemple.

Cela se solde par une impasse absolue pour le personnage de Samba et une dictature qui arrive, donc, à petits pas...

Oui, parce que je pense que c'est une tragédie que ce moment-là n'ait pas perduré. Donc, il fallait que le film et les personnages qui incarnent ces idées-là aient une fin tragique aussi... Mais cela finit quand même sur un geste de rébellion.

Quand vous parlez de "moment communiste", c'est une façon de ne pas totalement déprimer ?

Aussi !  Il n'y a que des "moments", peut-être. Mais des moments, plus des moments, plus des moments, je ne vais pas vous refaire le proverbe des petits ruisseaux, mais voilà... Je crois que pour être communiste aujourd'hui, il faut fabriquer du communisme en permanence : à travers une coopérative, une zone à défendre, un village où telle ou telle action dans une cité HLM, une ZAD... Parfois au cinéma ! Un film peut être un moment communiste : il y a peu d'argent, tout le monde fait le film ensemble, on partage les recettes, etc. Je pense qu'être communiste aujourd'hui, c'est devenu plus une éthique, un mode d'être. Il y a là un impératif catégorique. J'essaie quoi que je fasse, de créer du commun autour de moi. Faire un film, c'est une situation idéale pour tenter de créer du commun...

Vous venez de publier aux éditions Les Liens qui libèrent Les Lendemains chanteront-ils encore ?, un dialogue avec Christophe Kantcheff, journaliste à Politis. A regarder le paysage politique et la gauche divisée, quel est votre état d'esprit, aujourd'hui ?

Je suis un peu désespéré... Tous les historiens le disent : il n'y a jamais eu de victoire à gauche sans union de la gauche. Mais à force de se laisser dominer, puisqu'on vient de passer une dizaine d'années où les gens de gauche ont dit qu'ils n'étaient plus de gauche, qu'il ne fallait plus parler de gauche, que la gauche n'existait pas, pas plus que le clivage gauche-droite. Or je pense que le clivage droite-gauche existe toujours, moi. D'ailleurs, quand on parle d'augmentation du smic ou pas, il est très simple, le clivage droite-gauche ! Il faut le rejouer, il faut réaffirmer qu'on est de gauche ou de droite, il faut réaffirmer des principes de l'union de la gauche. Il faut refaire une alliance entre réformistes et révolutionnaires, le mouvement ouvrier est séparé depuis 1920. L'URSS n'existe plus n'existe plus et il n'est pas question d'adhérer à la Troisième internationale, tout cela relève du passé. Mais si Jaurès avait vécu, il parlerait aujourd'hui encore d'un réformisme radical. Un "réformisme révolutionnaire", disait-il. C'est un oxymore, mais je crois que c'est praticable.

Une telle union pourrait rassembler à peu près toutes les personnes qui sont sur la ligne de départ ?

Je crois. Anne Hidalgo ne peut pas rejeter une proposition, par exemple, de réforme fiscale, comme celle que Jean-Luc Mélenchon propose. C'est la voix de la raison. Mais qu'il puisse y avoir des compromis et qu'il puisse y avoir, face à toutes ces fractions de peuples, différentes sensibilités exprimées dans différents partis, dans différentes associations, mais qu'elles s'unissent sur l'essentiel, la question l'égalité, peut-être qu'elles vaincront ! Tous les exemples depuis le Cartel de la gauche en 1923, c'est l'union de la gauche. Une gauche désunie, une gauche seule n'a jamais gagné. Ni le Parti communiste ni les Insoumis n'ont gagné une élection présidentielle. Il faut vraiment trouver un moyen pour sortir de ce piège absolu.

La question de l'identité est au cœur de la campagne pour l'élection présidentielle. Vous citez une phrase d'Aimé Césaire dans votre livre : Il y a "deux manières de se perdre" : "par ségrégation murée dans le particulier et par dilution dans l'universel".

Aimé Césaire était maître du marxisme et donc de la dialectique. Je crois que le particulier n'existe que dans l'universel et l'universel dans le particulier. Il faut inventer cette dialectique-là.

On a donc tort de faire cette séparation entre universalistes et communautaristes ?

Absolument tort. La particularité, c'est la forme que prend l'universel, qui est le fond. L'universel, c'est l'universel de la condition humaine qui, effectivement, s'incarne dans diverses formes et dans diverses couleurs, dans diverses religions. Mais la vie des hommes dans le monde entier est exactement la même partout ! C'est cela, l'universel, ce n'est pas l'universel du catholicisme, de l'islam, l'universel, du capitalisme, du socialisme. L'universel, c'est la condition humaine.

Et que comment on arrive aujourd'hui, alors que la pensée est régulièrement enfermée dans quelque chose de binaire à créer du débat dans la complexité. On le fait où et comment ?

C'est vrai que c'est dur. Iil y a moins de presse d'opinion, de presse indépendante, de presse libre. La presse est aussi moins suivie. On écoute beaucoup plus des gens sur les réseaux sociaux qui sont à égalité de parole. Ce qui n'est pas une bonne chose, puisqu'un professeur du Collège de France à la même voix qu'un bistrotier. Je n'ai rien contre les bistrotiers et j'aime bien les bistrots. Mais pour certaines questions, je préfère m'adresser à quelqu'un d'autorisé, de l'université. C'est difficile, mais il faut continuer. Par tous les moyens.

Que vous inspirent les propos d'Emmanuel Macron, qui entend "emmerder les Français" qui ne sont pas vaccinés ?

C'est terrifiant. Terrifiant d'habileté. Evidemment, il sait très bien ce qu'il dit. Il a dit un gros mot. Pourquoi ? Pour qu'on en parle. Et nous en parlons. Et tant que nous en parlons, nous ne parlons pas de l'augmentation du smic qui n'a pas eu lieu, par exemple. Le débat reste focalisé sur des choses de ce type-là au lieu d'enfin démarrer sur des questions économiques et sociales.

Dans votre livre, vous parlez de "salauds" à propos de patrons. Vous justifiez l'utilisation de l'injure, parfois. Elle peut intervenir dans le discours comme quelque chose de choquant qui frappe le lecteur. Éventuellement la personne. C'est là un usage intelligent de l'insulte ?

Quand je dis "salaud", oui ! Mais la différence entre lui et moi, c'est que lui, il parle ès qualité. C'est le président de la République. Et moi, je ne suis qu'un modeste cinéaste. Donc je peux utiliser l'insulte de manière plus ciblée, plus travaillée... Et j'ai plus le droit de le faire, je crois.

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