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"Anaïs Nin n’est pas que d’une seule couleur" : Léonie Bischoff nous parle de son album, prix du public France Télévisions à Angoulême

Léonie Bischoff signe un album coloré sur la vie de la diariste Anaïs Nin, primé au Festival d'Angoulême 2021. 

Article rédigé par Manon Botticelli
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
"Anaïs Nin : Sur la mer des mensonges" de Léonie Bischoff.  (Casterman / Léonie Bischoff)

Une Anaïs Nin multicolore, qui va peu à peu laisser libre cours à son bouillonnement intérieur. C'est ainsi que l'on (re)découvre cette figure de la littérature contemporaine dans l'album Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges de Léonie Bischoff (Casterman). L'album a été élu Fauve d'Angoulême - Prix du public France Télévisions le 29 janvier dernier par un juré de lecteurs.

Dans cet album, la bédéaste suisse revient sur le vie de l'écrivaine dans les années 1920 et 1930. Anaïs Nin est alors l'épouse d'un banquier. Une vie rangée qui ne satisfait pas cette artiste en quête de liberté. La postérité retiendra notamment Anaïs Nin pour son journal intime, sa "drogue", son "double" dans l'album, auquel elle confie sa vie et ses états d'âme depuis ses 11 ans. Léonie Bischoff va faire dialoguer Anaïs Nin et son journal, mettant à jour les tiraillements artistiques et personnels de l'écrivaine. 

Franceinfo Culture : Vous avez reçu le Fauve - prix des lecteurs d’Angoulême, que représente ce prix pour vous ?
Léonie Bischoff : Angoulême, c’est un peu le Festival de Cannes de la BD, donc il y a quelque chose de très prestigieux et je ne m’attendais pas à l’avoir. L’album a été sélectionné pour de nombreux prix mais il n’avait jamais été lauréat. J’étais donc surprise mais aussi très heureuse. D’autant plus que c’est le prix du public : c’est une preuve que ce que je fais parle vraiment aux gens. Après tant d’années de travail, c’est une vraie récompense.

>> Festival d'Angoulême 2021 : Léonie Bischoff lauréate du Prix du public France Télévisions pour "Anaïs Nin : sur la mer des mensonges"

Votre album revient sur une partie de la vie de l’écrivaine Anaïs Nin, quand vous êtes-vous intéressée à elle ?
Depuis que j’ai découvert ses journaux intimes, quand j’étais étudiante. Il y a quelque chose qui me touchait dans ses écrits. J’avais aussi très envie de la dessiner. L’idée de départ était de faire une biographie. Mais plus j’y travaillais, moins j’étais contente de ce que je faisais. J’avais l’impression de perdre la magie que je ressentais à la lecture de ses textes, comme si j’écrivais une thèse très froide.

Pendant sept ou huit ans j’ai laissé ce projet de côté, en y travaillant seulement par intermittence. Puis j’ai compris qu’il fallait que je parle d’Anaïs Nin comme d’un personnage, en faisant ressortir les thèmes de son récit qui me touchent. Tout en essayant de rester près de ses mots, pour ne pas porter de jugements extérieurs.

Planche de l'album "Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges" de Léonie Bischoff. (Casterman / Léonie Bischoff)

Quels thèmes souhaitiez-vous aborder ?
Dans ses journaux, elle parle de la créativité, notamment de la place d’une femme créatrice dans un monde artistique dominé par les hommes. Elle se confie sur sa recherche de liberté, une liberté personnelle et sexuelle. Elle en parle d’une manière tellement ouverte d’esprit pour son époque ! Même si elle est aussi obligée de mentir pour ne pas se faire interner ou traiter de folle. Mais au fond, elle sait qu’elle se trouve sur une voie qui est juste. C’est très beau, cette façon de croire en soi-même. Je trouve qu’il y a beaucoup de résonances entre son combat et la façon dont on vit le féminisme aujourd’hui : qui part de l’intime pour dire quelque chose de politique. Même si Anaïs Nin ne se revendiquait pas du tout féministe et n’était pas militante.

Anais Nin en 1977. (ULLSTEIN BILD / ULLSTEIN BILD)

Vous avez choisi une technique de dessin particulière : le crayon multicolore. Pourquoi ?
Je ne voulais pas que cet album ressemble à mes précédents. J’ai donc fait plein de tests avec du fusain, de l’encre… Je me servais de ces crayons multicolores depuis longtemps pour les dédicaces, car c’est hyper pratique. Je n’avais pas pensé qu’on pourrait le scanner et le reproduire sans perdre des nuances dans la couleur. Finalement, cela marche très bien. J’aime beaucoup cette technique car le trait qui change de couleur fait écho à la vibration de la voix d’Anaïs Nin dans ses journaux. Cela dit quelque chose de toutes les facettes qu’il y a en elle. Elle n’est pas que d’une seule couleur. Il y a côté presque kitsch qui a pu m’être reproché, d’autant que j’utilise beaucoup d’images florales. Je l’assume car je trouve que cela ressemble à son écriture. On lui reprochait d’être trop floue, trop féminine.

Page 116 de l'album "Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges" de Léonie Bischoff.  (Casterman / Léonie Bischoff)

Comment avez-vous choisi la période de sa vie que vous alliez aborder ?
Elle a écrit de ses onze ans jusqu’à sa mort, donc c’est très vaste. J’ai choisi la période qui me touchait le plus, celle où elle avait plus ou moins le même âge que moi quand j’ai commencé à réfléchir à ce projet. Je m’identifiais plus à l’Anaïs de cette époque-là, à sa soif de vivre des choses intenses. Elle a peur de ce qu’elle appelle la "rouille de la vie", de s’enliser dans une forme de médiocrité confortable.

Artistiquement, c’est une période où elle est peu sûre d’elle. Elle cherche sa façon de s’exprimer. Elle a beaucoup de peine à faire la part des choses entre une critique constructive et celle venant d’hommes qui est normative et qui l’enferme de nouveau.

Pourquoi Anaïs Nin a-t-elle suscité le scandale à son époque?
Elle a écrit de son propre nom des nouvelles pornographiques, Venus Erotica et Les Petits Oiseaux. Il faut rappeler qu’elle écrivait pour un dollar la page pour un commanditaire anonyme, un Monsieur qui aimait la pornographie bien écrite. C’était un job alimentaire. Dans ses journaux intimes, elle développe aussi des passages érotiques très puissants. Cela a fait scandale car une femme qui parle de son désir, qui se sort de sa position d’objet pour devenir sujet et elle-même porter un regard désirant sur les hommes, ce n’était pas entendable.

Page 18 de l'album "Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges".  (Casterman / Léonie Bischoff)

Encore aujourd’hui, c’est un peu dérangeant. Par exemple, il y a eu une polémique cet été autour du clip WAP de Cardi B et Megan Thee Stalion, deux chanteuses qui revendiquent une sexualité qu’on peut qualifier de "directe" ou d’"agressive". Quand des hommes le font, c’est jugé sulfureux, mais on ne va pas leur mettre tous les maux du monde et l’éducation des enfants sur le dos ! Cette image d’une femme qui doit être pure, douce et soumise, perdure encore. Pour Anaïs, c’est ce qui a joué en sa défaveur. Il y a aussi son histoire liée à l’inceste, certains ont réduit toute sa carrière à ce traumatisme.

Des planches de votre album parlent de cet inceste, qu’Anaïs Nin vit enfant mais aussi adulte. Comment avez-vous choisi d’aborder ce sujet et de le représenter ?
C’était les planches les plus compliquées à mettre en scène. Je ne voulais pas ne pas en parler. Car il faut parler de l’inceste, c’est quelque chose de courant. Enfant elle a été abusée par son père. On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé, mais c’est clair qu’il y a eu des abus et on sait qu’il battait aussi ses deux frères à coup de ceinturon. A l’âge adulte, elle le retrouve et rentre dans son jeu de séduction.

Page 153 de l'album "Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges" de Léonie Bischoff.  (Casterman / Léonie Bischoff)

J’ai essayé de rester au plus près de la façon dont Anaïs Nin en parle. Les mots sont presque tous extraits de son journal. Elle a par exemple cette phrase, qui paraît hallucinante, "mon consentement est sans limite". Mais, en même temps, dans la phrase d’après elle dit : "une partie de moi est glacée, horrifiée". Elle se voit de l’extérieur. J’ai écouté des émissions sur l’inceste comme l’incroyable podcast Ou peut-être une nuit, qui parle de ce phénomène de sidération. Je pense qu’il y a vraiment de ça dans ce qu’elle a vécu à l’âge adulte ou quand elle était enfant. C’est ce que j’ai essayé de représenter visuellement avec un traitement en négatif [couleur sur fond noir] : montrer qu’elle est comme sortie d’elle-même.

Première de couverture d"'Anaïs Nin, sur la mer des mensonges" de Léonie Bischoff. (Casterman)

"Anaïs Nin - sur la mer des mensonges", Léonie Bischoff (Casterman – 192 pages – 23€)

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