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Criminel facétieux et clown sans foi ni loi : comment le Joker est devenu le plus grand méchant de la pop culture

Article rédigé par Elodie Drouard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Le personnage du Joker dessiné par le Britannique Brian Bolland en 2007. (DC TM & © 2019 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED © 2019 URBAN COMICS pour la version française)

Couronné par un Lion d'or à la Mostra de Venise, "Joker", de Todd Phillips, débarque au cinéma mercredi. L'occasion de retracer l'étonnant parcours de ce personnage énigmatique, devenu ultra populaire alors qu'il aurait dû mourir en 1940.

2019 devait être l'année de Batman, elle sera vraisemblablement celle du Joker. Alors que l'on célèbre les 80 ans de l'homme chauve-souris, son ennemi de toujours débarque au cinéma le 9 octobre dans un long métrage très attendu, sobrement intitulé Joker, et entièrement consacré aux origines du Clown Prince du Crime. Une émancipation qui en dit long sur la stature gagnée au fil du temps par cet inquiétant personnage. Créé en 1940, le Joker ne devait au départ exister que le temps d'un unique numéro de comic. Il est aujourd'hui l'une des plus grandes figures de la pop culture mondiale. Franceinfo vous raconte sa folle ascension.

"Dans la culture populaire, je ne vois aucun personnage aussi emblématique et charismatique que le Joker. Je ne les connais pas tous, mais s'il y en avait un de très gros calibre, je pense que ça me viendrait à l'esprit", réfléchit Jean-Paul Gabilliet. Pour ce professeur de civilisation nord-américaine à l'université Bordeaux 3, spécialiste de l'histoire de la bande dessinée, nul doute que le personnage du Joker occupe une place à part dans le paysage encombré de la pop culture.

"Même Dark Vador n'est finalement qu'un démarquage du Docteur Fatalis des Quatre Fantastiques", poursuit l'universitaire. D'autant que le seigneur noir de Star Wars "est censé être un héros à la base", rappelle Yann Graf, éditeur chez Urban Comics, la maison d'édition des albums de Batman et du Joker en France, pour qui Dark Vador est finalement plus un ange déchu qu'un véritable villain (le méchant, en anglais).

Lui aussi peine à trouver un méchant aussi populaire que le Joker, "hormis peut-être Hannibal Lecter ou un monstre comme Alien". Mais aucun ne peut se targuer d'une trajectoire aussi improbable. Car, on l'ignore souvent, mais le personnage du Joker n'était pas destiné à perdurer.

La couverture du premier numéro du magazine "Batman" publié au printemps 1940. (DC TM & © 2019 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED © 2019)

Etats-Unis, 1940. Depuis quelques mois paraissent dans le mensuel Detective Comics les aventures de Batman, un détective masqué aux allures de chauve-souris, imaginé comme un mélange improbable entre Zorro et Sherlock Holmes, et qui passe ses nuits à traquer les gangsters et les savants fous qui perturbent la ville de Gotham. 

A l'époque, "ces méchants, comme le Dr Death ou Hugo Strange, qui ne sont pas encore des personnages aussi graphiquement intéressants que le héros, apparaissent dans un ou deux épisodes seulement et meurent", rappelle Yann Graf. Nous sommes aux balbutiements des super-héros – Superman est apparu en 1938 – et le principe d'un méchant récurrent n'est pas encore acté. Mais lorsque Batman devient le personnage le plus populaire du magazine, les responsables éditoriaux décident de lui consacrer un nouveau périodique.

Pour concevoir le premier numéro de Batman, publié au printemps 1940, l'équipe composée du dessinateur Bob Kane, de son assistant Jerry Robinson et du scénariste Bill Finger se creuse les méninges pour imaginer de nouveaux personnages à opposer à leur héros. Parmi les quatre histoires qui composeront ce fascicule, deux mettent en scène le Joker, présenté comme "un criminel qui sème la mort autour de lui... et qui laisse dans son sillage des cadavres arborant un funeste sourire de clown".

La dernière planche du "Retour du Joker" qui boucle du premier numéro du magazine "Batman" paru au printemps 1940. L'histoire est à retrouver dans en France dans "Joker Anthologie" chez Urban Comics. (DC TM & © 2019 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED © 2019 URBAN COMICS pour la version française)

Lors d'un affrontement avec Batman à la fin de la dernière histoire, le Joker se poignarde malencontreusement et s'écroule. "Ça devait être la fin du personnage, explique Yann Graf, mais le responsable éditorial de l'époque s'est dit que le personnage était trop intéressant et que si on tuait tous les super villains, on allait vite épuiser le nombre d'adversaires de Batman." Finalement, la dernière case est redessinée et, dans la version publiée, on y voit le médecin au chevet du Joker annoncer que ce dernier n'est pas mort.

L'intuition d'un éditeur

Tout comme les circonstances et inspirations qui ont conduit à la création du personnage du Joker sont sujettes à controverses (les trois principaux protagonistes, aujourd'hui disparus, se sont toujours disputés sa paternité), l'identité de l'homme qui a réalisé ce sauvetage de dernière minute n'est pas certaine, mais il est probable qu'il s'agisse de Whitney Ellsworth, tant celui-ci a déjà eu du flair par le passé. "C'est lui qui supervisait le feuilleton télé Superman, qui a eu un énorme succès alors que peu de gens y croyaient, raconte Jean-Paul Gabilliet. Non seulement il y a cru, mais il a souhaité que les épisodes soient tournés en couleurs, alors que la télévision de l'époque était en noir et blanc. C'était un type qui avait des intuitions marketing de dingue." Immédiatement, le Joker devient l'ennemi récurrent de Batman en apparaissant dans neuf des douze premiers numéros du nouveau magazine.

A ses débuts, le Joker est présenté comme une sorte de tueur, avec pour inspiration principale le film noir et ses personnages caractériels.

Jean-Paul Gabilliet

à franceinfo

Mais aux Etats-Unis, l'engouement récent pour tous ces comics effraie une partie de la population. Pour anticiper une éventuelle censure (et séduire également un public plus jeune), l'éditeur de Batman, DC Comics, choisit d'édulcorer ses personnages les plus sombres. "A partir de 1942, le Joker arrête de tuer des gens et devient un cambrioleur imaginatif", raconte Yann Graf. Et lorsque la Comics Code Authority (CCA), un organisme de contrôle des comics, se met en place en 1954 (sur le modèle du code Hays qui régissait le cinéma américain au début des années 1930), le personnage du Joker est déjà considérablement affadi.

"De la fin des années 1960 jusqu'au début des années 1970, le personnage du Joker n'est même plus utilisé par DC Comics", rappelle Jean-Paul Gabilliet. Et pour Batman aussi, les temps sont durs. Alors que n'importe quelle forme de violence physique est désormais interdite, le justicier de Gotham se voit déplacé d'un univers de polar vers un univers de science-fiction. Pour Yann Graf, "c'est une période assez bizarroïde puisqu'il combat des extraterrestres, remonte le temps et va sur d'autres planètes".

Une renaissance en deux temps

Le retour du personnage va d'abord s'effectuer à la télévision grâce à la série à succès Batman qui provoque une véritable "Batmania" outre-Atlantique. Au côté du Chevalier noir, dont le rôle est confié à Adam West, le Joker, incarné par l'acteur américain Cesar Romero, reprend ses gimmicks populaires. Entre 1966 et 1968, l'ennemi le plus emblématique de Batman apparaît ainsi "faisant des farces et poussant des cris. Un Joker caricatural mais qui permet de faire découvrir le personnage à une jeune génération", note Jean-Paul Gabilliet.

Il faut en fait attendre 1973 pour que le Joker revienne dans une tonalité beaucoup plus sombre que celle qui le cantonne dans un rôle de méchant facétieux depuis des années. On doit ce tournant scénaristique à Dennis O'Neil et à son dessinateur Neal Adams qui décident de retrouver les racines de Batman, le présentant à nouveau comme un justicier solitaire. Et dans l'épisode Les Cinq vengeances du Joker, publié dans le numéro 251 de la revue Batman, le Clown Prince du Crime fait son grand retour dans un rôle qu'on ne lui connaissait pas.

Une planche extraite des "Cinq vengeances du Joker" publiée dans le numéro 251 de "Batman" en septembre 1973 et disponible en France dans "Joker Anthologie" chez Urban Comics. (DC TM & © 2019 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED © 2019 URBAN COMICS pour la version française)

"Pour la première fois en trente ans, le Joker est mis en scène sous les traits d'une sorte de maniaque qui relève de l'asile psychiatrique", raconte Jean-Paul Gabilliet. Deux ans plus tard, O'Neil enfonce le clou en imaginant le désormais célèbre "Arkham Asylum", l'asile psychiatrique qui héberge tous les détraqués de Gotham City. A l'issue de ses futurs affrontements avec Batman, le Joker ne sera désormais plus emprisonné, mais interné.

A partir de la fin des années 1970, le Joker devient clairement un personnage psychiatriquement dérangé, qui n'hésite pas à tuer des gens en grande quantité.

Jean-Paul Gabilliet

à franceinfo

Entre 1976 et 1977, une saga publiée dans Detective Comics vient synthétiser ces deux facettes de la personnalité désormais complexe du Joker. "Le scénariste Steve Englehart et le dessinateur Marshall Rogers imaginent un Joker façon grande perche, déconnant et grotesque, explique Xavier Fournier, journaliste spécialiste de la bande dessinée américaine et auteur de Super-héros, l'envers du costume (éd. Fantask). Mais il est également un assassin qui s'en prend aux hommes riches de Gotham en les piquant avec un poison qui donne à ses victimes l'apparence d'un crâne ricanant."

La trouvaille de Steve Englehart, c'est de ramener le personnage du Joker dangereux du début des années 1940 en conservant ses gadgets et son côté comique.

Xavier Fournier

à franceinfo

A la fin des années 1970, le Joker dispose désormais de tous les atouts pour devenir un villain emblématique. Plus tard, on le retrouve d'ailleurs au centre de plusieurs albums de bande dessinée devenus cultes comme la saga Batman : The Dark Knight Returns (1986), signée Frank Miller, Batman : The Killing Joke (1988), d'Alan Moore, ou encore Arkham Asylum (1989), de Grant Morrison. Désormais, "ce qui intéresse le Joker, c'est de jouer au chat à la souris avec Batman, note Xavier Fournier. Mais il n'en est pas moins un personnage extrêmement dangereux."

L'affiche de "Batman", le film de Tim Burton sorti en 1989. (WARNER BROS. FRANCE)

Dans la foulée de cette renaissance, le Joker fait une apparition très remarquée au cinéma dans le Batman de Tim Burton, sorti en 1989. Incarné par un Jack Nicholson très expansif qui retrouve la folie de Shining, il éclipse totalement le Chevalier noir à qui Michael Keaton donne corps, tout en retenue. Et si le personnage du Joker est absent de l'affiche promotionnelle, le nom de Nicholson apparaît pourtant devant celui de Keaton (probablement aussi parce qu'il était mieux payé). Véritable succès public, le film fait passer le Joker dans la catégorie des plus grands méchants de la culture populaire. Et lorsqu'il revient sur les écrans de cinéma en 2008, dans The Dark Knight, le deuxième volet de la trilogie signée Christopher Nolan, là encore, c'est son personnage, incarné par Heath Ledger – dont la disparition quelques mois avant la sortie du film ajoutera à la dramaturgie de son interprétation – qui éclipse Batman et Christian Bale.

Le rival idéal

Le Joker est pourtant loin d'être le seul ennemi de Batman. Catwoman, le Pingouin, le Chapelier fou, l'Epouvantail ou encore Double-Face ont tous été inventés dans les années 1940. Mais aucun n'a aujourd'hui sa notoriété. Comment expliquer une telle hégémonie ? Pour Jean-Paul Gabilliet, cela n'a rien d'étonnant car le Joker est en fait "le symétrique inverse parfait de Batman, multicolore, anarchique, anomique, selon le sociologue français Emile Durkheim. Il ne reconnaît aucune loi et fait régner le désordre. C'est le ça psychanalytique". Au contraire, "Batman est un personnage sombre, protestant, une sorte de concentré de surmoi".

Le Joker incarne l'esprit du carnaval, le moment où les valeurs sociales sont renversées. Il va à l'encontre des modèles de société dans lesquelles nous évoluons et qui sont de plus en plus réfractaires à l'imprévu.

Jean-Paul Gabilliet

à franceinfo

Pour Xavier Fournier, si l'on reprend l'idée développée dans plusieurs histoires scénarisées par Grant Morrison, dont l'emblématique Arkham Asylum, "le Joker n'est rien qu'un autre aspect de Batman. Un Batman qui est allé trop loin". Et finalement, si le personnage est devenu aussi intéressant au fil des années, c'est grâce à ses multiples facettes développées par tous les scénaristes qui ont travaillé dessus.

Car si le Joker est aujourd'hui beaucoup plus célèbre que le Bouffon vert, le personnage qui s'en rapproche le plus chez Marvel, le concurrent historique de DC Comics, "c'est probablement parce qu'il lui a manqué des histoires aussi intéressantes que Killing Joke ou Arkham Asylum, souligne Yann Graf. Il n'y a pas de bons personnages s'il n'y a pas de bons auteurs. C'est un cercle vertueux."

Près de quatre-vingts ans après sa création, le Joker n'a aujourd'hui aucun prétendant crédible pour lui disputer le titre de plus grand méchant de la pop culture. Et le récent couronnement à la Mostra de Venise de Joker, le film de Todd Phillips qui le met en scène pour la première fois sans l'homme chauve-souris, en s'intéressant à ses origines (un sujet peu creusé dans la mythologie du personnage), devrait asseoir ce statut pour de nombreuses années encore. Joyeux anniversaire, Batman.

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