Quand les mots d'Annie Ernaux se confrontent aux photographies et racontent nos villes et nos solitudes à la Maison européenne de la photographie
Récit de voyage en RER, visions de supermarché ou scène de salons de coiffure, proche de Cergy-Pontoise, la ville nouvelle où elle vit dans le Val-d'Oise : c'est le propos du Journal du dehors d'Annie Ernaux qui, en 1993, racontait sa banlieue. Des fragments de vie.
Dans l'exposition Extérieurs, Annie Ernaux & la photographie présentée jusqu'au 26 mai 2024 à la Maison européenne de la photographie (MEP) à Paris, ce texte est associé à des images symbolisant ces territoires. Les inégalités, la violence sociale et les stéréotypes de classe, les propos de la littérature d'Annie Ernaux sont ainsi dévoilés subtilement en image.
"Journal du dehors", un rare texte sur ces territoires isolés
Il suffit de se rendre à cette exposition pour se rendre compte de l'influence actuelle du prix Nobel de littérature 2022, Annie Ernaux : 1 844 visiteurs, dimanche 3 mars. Une affluence proche des records. Des jeunes gens, surtout des jeunes gens, discutent, échangent en lisant les extraits du livre d'Ernaux placardés sur les murs et devant les photographies accompagnant le texte.
Lutte de genre et lutte de classe, émotion devant ces lieux pas si souvent photographiés en dehors des violences urbaines, partage de ces solitudes narrées par Ernaux et capturées par les photographes, autant de thèmes qui animent les débats chuchotés dans les salles d'exposition.
En 1993, elle était une des rares à s'intéresser à la banlieue. Elle a retranscrit de simples situations quotidiennes, des paroles, des choses vues. Cela se passe dans les gares, les trains, les supermarchés. "Il me semble que je voulais ainsi retenir quelque chose de l'époque et des gens qu'on croise juste une fois, dont l'existence nous traverse en déclenchant du trouble, de la colère ou de la douleur."
Le Journal du dehors est un curieux mélange. C'est à la fois un journal intime, Annie Ernaux parcourant cette zone périphérique et "portraitisant" ces habitants dans ces zones nouvelles et sans passé. C'est aussi un essai sociologique, le miroir d'une société loin du périphérique des centres urbains.
Mais surtout ces petits paragraphes précis et descriptif, ces fragments d'impression, cet ouvrage pourrait s'apparenter à une suite de clichés photographiques, un récit d'images. Les croquis recueillis par Annie Ernaux se lisent comme des visions du réel, l'écriture froide de l'auteur laissant ainsi place à l'imaginaire de la situation.
Lumières et moiteur de Charles-de-Gaulle-Étoile. Des femmes achetaient des bijoux au pied des escaliers mécaniques parallèles. Dans un couloir, il y avait écrit sur le sol, dans un emplacement délimité à la craie : "Pour manger. Je suis sans famille". Mais celui ou celle qui avait marqué cela était parti, le cercle de craie était vide. Les gens évitaient de marcher dedans.
Annie Ernaux"Le Journal du dehors" Éditions Gallimard
Annie Ernaux a depuis toujours ce rapport privilégié avec l'image fixe ou animée. Il faut se souvenir que dans le documentaire Les Années super 8, elle et David Ernaux-Briot tissaient le portrait d'une famille, la sienne. En super 8, au grain des années 1960, les images accompagnaient en voix off le récit d'une vie et en sous texte, ou sous image si l'expression existait, se lisait le portrait d'une femme "transfuge de classe", ce concept fondamental de sa réflexion et de son œuvre.
Avec cet attrait pour les images et son écriture photographique, il était évident qu'un jour ses textes seraient associés à des photographies sur les mêmes cimaises.
Est-il possible de voir un texte ?
C'est la question que Lou Stoppard, commissaire de l'exposition, s'est posée. En résidence à la MEP, elle avait accès aux 24 000 œuvres photographiques et son intention était d'associer, de juxtaposer, de comparer ces images aux descriptions d'Ernaux.
Comment relier les images et ce texte qu'Annie Ernaux présentait déjà dans sa préface comme "une collection d’instantanés de la vie urbaine collective". Lou Stoppard dans le catalogue de l'exposition rajoute : "Et peut-on dire qu’avec Le Journal du dehors, Ernaux réalise des images plus qu’elle n’écrit des textes ?". Mais ensuite, il fallait écarter le "pittoresque", et ignorer l'illustration facile, préserver cette étrangeté qui domine dans les descriptions d'Ernaux et dans les images proposées. "Est-il possible de voir un texte ? Ou de lire une photographie ? Présumons-nous qu’un texte est plus narratif ou moins objectif qu’une photographie ? dit Lou Stoppard.
Ces questions relevaient de l'intégrité du regard d'Ernaux sur la société et de toujours sa volonté de démontrer la violence et les hontes. Et en parcourant les quatre salles de la MEP, le visiteur se rendra compte du respect des mots d'Ernaux dans le choix des images par Lou Stoppard.
Que dévoilent les images de ces invisibles ?
Ils sont 29 photographes, de William Klein à Dolorès Marat en passant par Marie-Paule Nègre, dont les images résonnent aux mots d'Annie Ernaux. De la région parisienne au métro de Tokyo, en passant par les zones pavillonnaires de l'ouest américain, la même solitude dans les regards, la même manière mécanique d'avancer dans la lumière crue, rien de clinquant, tout ici est couleur de béton ou de bitume, même les bacs à sable.
Il y a les couloirs et les wagons du RER, puis les dalles et les HLM de Vitry par Janine Niepce dans les années 1960. Mais aussi les trottoirs des villes du Japon de Daido Moriyama dans les années 1990 ou les photos couleurs de Mohamed Bourouissa en 2007 sur les stéréotypes des jeunes de banlieue. Les époques changent, l'ambiance demeure.
Une image pourrait résumer ces rencontres texte/image. En 1962, il y a donc 62 ans, le photographe japonais
Ce ne sont surtout pas des illustrations du texte, ce sont captures de cette réalité fugace. Eux avec leurs boîtiers, elle avec son regard et son écriture, ont croisé la même réalité et, sur les cimaises de la MEP, c'est tout ce monde invisibilisé comme on dit aujourd'hui qu’eux seuls ont su nous dévoiler et revigorer aux yeux d'un jeune et nouveau public qui se rend en nombre à la MEP.
Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d'attente, qui par la colère, l'intérêt ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-même.
Annie Ernaux"Journal du dehors" Éditions Gallimard
Exposition : Extérieurs, Annie Ernaux & la photographie
28 02 ‒ 26 05 2024 à la Maison européenne de la photographie
5/7 rue de Fourcy 75004 Paris
Métro Saint-Paul (ligne 1) ou Pont Marie (ligne 7)
Horaires d’ouverture
Mercredi et vendredi 11h – 20h
Jeudi 11h – 22h
Le week-end 10h – 20h
Fermé lundi et mardi
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