"Arte povera" à la Bourse de commerce : retour magistral sur un mouvement qui a dynamité l'art du XXe siècle en Italie
En 250 œuvres, dont 50 issues de la collection Pinault et d'autres en provenance de musées ou de collections privées, la Bourse de commerce se transforme en terrain de jeux des artistes de l'Arte povera jusqu'au 20 janvier 2025. Ils sont tous là par leurs œuvres, ces 13 artistes italiens qui dans les années 1960 ont pris d'assaut la scène des arts plastiques. "À bas tous les académismes" aurait pu être leur slogan.
Trouver une définition de ce mouvement est impossible, et heureusement. Ce serait trahir ces rebelles à l'ordre établi, cette volonté de liberté, cette utilisation de matériaux simples et ce désir fou de mêler vie quotidienne et histoire de l'art dans leurs œuvres. Et ce serait enfermer ces femmes et hommes qui ont la volonté de dénoncer, avec subtilité et parfois humour, la société dans laquelle ils vivent.
Sinon, dans les livres d'histoire de l'art, nous pouvons lire : le terme Arte povera a été inventé par le critique d'art et commissaire génois Germano Celant, à la fin du mois de septembre 1967.
L'Italie de l'après-guerre
Quand naît l'Arte povera, dans les années 1960, l'Italie vit plusieurs traumatismes et doit relever des défis : s'éloigner de l'Italie de Mussolini et soigner ses cicatrices de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi affronter "le miracle italien", cette industrialisation à marche forcée. L'Amérique règne partout entre Rome, Milan ou Turin. Les postes de radio distillent le rock importé des States et le pop art règne en maître sur le monde des arts. C'est dans ce climat politique que les artistes de l'Arte povera apparaissent.
"Ils ne sont ni communistes, ni attirés par le libéralisme du monde de l'art", nous confie Carolyn Christov-Bakargiev, commissaire de l'exposition à la Bourse de commerce. "En revanche, on pourrait dire qu'ils sont anarchistes."
Emma Lavigne, directrice générale de la Collection Pinault renchérit pour franceinfo Culture : "On dit souvent que l'Arte povera, c'est une sorte de guérilla. En tout cas, c'est une prise de conscience très forte de l'état du monde. Un état du monde en Italie dans les années 1960, qui est à la fois en proie à une industrialisation massive, mais aussi en crise économique, avec des questions de déracinement des populations du Sud."
C'est une Italie plus tout à fait rurale que ces artistes labourent.
Terre, néons ou tissu comme matières premières
Cette révolte se traduira par l'utilisation de matériaux pauvres et simples : terre, charbon, eau, chiffons, coton, ferraille, bois, la liste est sans fin. Mais toujours le quotidien est dans ces matières, loin du noble et du classique. Sur le sol de la rotonde de la Bourse de commerce, telle une maquette, le visiteur retrouve un formidable résumé du mouvement.
Un cabinet de curiosité composé des arbres de Giuseppe Penone, les chiffons et bouilloires électriques de Michelangelo Pistoletto, un igloo de verre et bois de Mario Merz, entre autres. Posées au sol dans un faux désordre qui symbolise la volonté de ne plus se restreindre aux murs des salles d'exposition.
Avec humour, quand on demande aux artistes pourquoi leurs œuvres se retrouvaient posées au sol, dans un coin d'escalier ou même à l'extérieur, ils répondent : "À l'époque, il n'y avait que là qu'il restait de la place pour nos œuvres dans les expositions, alors nous les installions ou nous pouvions."
Aussi conceptuel et philosophique que soit ce mouvement, l'œil pétillant des artistes présents au vernissage, que ce soit Pistoletto, Penone ou Calzolari laisse bien entendre que leurs œuvres doivent aussi se regarder comme d'intelligentes provocations, des bombes artistiques à retardement.
L'upcycling avant l'heure
S'ils travaillent la matière, la terre, le bois, l'eau, ils sont très vite préoccupés du rapport à la nature. Car cinquante ans avant les alertes climatiques, l'Arte povera nous parle de notre monde en danger. Emma Lavigne nous met en garde : "Il ne faut pas faire de ces questions essentielles de l'écologie, des autoroutes de la pensée. Il faut vraiment que les artistes gardent leur totale complexité."
Mais, rajoute-t-elle, dans l'utilisation des matières premières, il y avait cette préoccupation : "Dans le travail de Jannis Kounellis, c'est la façon dont il fait intervenir le charbon qui est à la fois un composant naturel et en même temps, c'est ce qui va servir à l'industrialisation de l'Italie."
Et dans la salle suivante dédiée à Michelangelo Pistoletto, le tas de tissus, de chiffons posés à terre trouve toute sa signification : "Les chiffons de Pistoletto, c'est : on garde tout, on ne jette rien. À l'époque, en Italie, on se servait de la laine pour faire des matelas, des chiffons pour colmater les maisons, donc il y a vraiment cette idée très forte chez Pistoletto et chez d'autres de l'upcycling."
Un terme inventé bien des années plus tard, et ces œuvres peuvent aussi se lire simplement comme des critiques de la société de consommation triomphante. Pistoletto déclarait en 1979 lors d'un entretien à Michael Auping, conservateur américain : "La pauvreté est rarement synonyme d'absence d'intelligence ou de beauté. Le problème, c'est une société qui ne peut concevoir la valeur de ce qui est usé ou taché – de ce qui n'est pas neuf. La pauvreté est un système plus intelligent et efficace que n'importe lequel de nos systèmes politiques, qui jalousent l'ingéniosité de la pauvreté."
Les arbres de Giuseppe Penone
Certaines des œuvres semblent aussi prémonitoires des saccages de la nature. Carolyn Christov-Bakargiev nous le dit en parcourant ce qu'elle appelle le "Jardin de Penone" au deuxième étage de la Bourse de commerce.
Giuseppe Penone est fils et petit-fils d'agriculteur et déjà jeune dans le bois familial à Garessio, dans le Piémont, entre 1967 et 1968, il photographie les arbres qui s'entrelacent comme le font les boutures. Ce seront des sculptures et lui sera un sculpteur pas comme les autres.
En juin 2013, alors qu'il intervient au château de Versailles, après la grande tempête, sur les chênes centenaires effondrés, il aura cette belle réflexion au journal Libération : "L'arbre est un être vivant qui fossilise son vécu à l'intérieur de lui-même. C'est une sculpture qui a la nécessité de la vie."
Que reste-t-il de l'Arte povera aujourd'hui ? L'exposition prouve déjà que les vieux maîtres qui détesteraient que l'on les nomme ainsi, sont toujours créatifs et novateurs. Emma Lavigne le souligne à franceinfo Culture : "C'est ce qu'on peut voir dans le travail d'un artiste tel Michelangelo Pistoletto qui a quand même 92 ans. Il continue à être passionné par la technique et la science d'aujourd'hui. Il travaille sur des QR codes par exemple. Donc, on voit qu'ils ne sont pas opposés à la technologie."
Et si nous parlons d'héritage, Emma Lavigne poursuit avec l'Arte povera comme une manière de ne pas perdre le nord : "C'est-à-dire que tout à coup, qui sait se servir d'une boussole, qui sait savoir où est le nord, se souvenir des choses du bon sens paysan que nos parents, nos grands-parents avaient. Mais on ne l'a plus et ces artistes nous remettent d'une certaine façon à travers ce rapport physique à la matière. C'est ce qui a motivé l'exposition aujourd'hui, tant que certains sont encore vivants et qu'ils sont source d'inspiration pour la jeune scène et ses artistes."
Et autant laisser le mot de la fin à Mario Merz, l'un des grands artistes de l'Arte povera, lui qui écrivait en lettre de néon dans une poissonnière en métal la citation de Lénine "Que faire ?".
"Arte povera" jusqu'au 20 janvier 2025 à la Bourse de commerce, Pinault Collection, 2 rue de Viarmes, 75001 Paris - Du lundi au dimanche de 11h00 à 19h00
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