: Récit Coupe du monde 2022 : tambouille géopolitique, débauche de stars et vodka triste... Le 2 décembre 2010, le jour où le Qatar a décroché son Mondial
Plongée dans les coulisses du comité exécutif de la Fifa qui a pris cette décision historique. Une histoire de politique, de gros sous, de lobbying, et un peu de football, aussi.
"Si c'est la Russie ou le Qatar, on est finis." La confidence du n°2 de la Fifa, glissée au début du comité exécutif de l'instance qui régit le foot mondial, a quelque chose de prémonitoire. Ce 2 décembre 2010, une fine couche de neige s'abat sur Zurich. Avant la tempête médiatique, quelques heures plus tard. L'impensable s'est produit, prenant tout le monde de court. "Aucun suiveur n'y croyait, se rappelle le journaliste d'investigation Jean-François Tanda, alors au quotidien suisse Tages-Anzeiger. On disait à la rédaction qu'on allait sortir une édition spéciale si la Russie et le Qatar l'emportaient. Mais dans les faits, on n'avait pas prévu beaucoup de place dans le journal du lendemain." Erreur !
Cette journée de décembre, c'est l'aboutissement de deux ans de campagne entre les différents projets candidats. Huit cents jours de danse du ventre pour séduire les 24 membres du comité exécutif de la Fifa, représentant les cinq continents, dont Michel Platini ou Franz Beckenbauer, légendes footballistiques devenues fins politiques. Les petits arrangements ont commencé bien avant le ballet des jets privés sur le tarmac zurichois. Comme pour une campagne présidentielle, il y a les favoris (l'Angleterre pour 2018, les Etats-Unis pour 2022), les outsiders (la candidature Espagne-Portugal pour 2018, l'Australie pour 2022), les candidatures de témoignage (l'attelage Belgique-Pays-Bas pour 2018, la Corée et le Japon pour 2022) et les projets un peu trop résumés aux poches pleines de pétro ou gazodollars de leurs promoteurs, Russie 2018 et Qatar 2022.
Tous les coups ne sont pas permis. La Fifa a édicté certaines règles pour empêcher une corruption généralisée. En théorie, du moins. "Au lieu d'une compétition transparente, c'est devenu une affaire de marchandage d'arrière-salle de maquignons", peste David Downs, le patron de la candidature américaine à franceinfo. Plusieurs mois après le vote, le FBI découvre l'existence d'un espionnage généralisé de la candidature américaine. Une boule puante parmi tant d'autres : un faux site destiné à dénigrer le projet qatarien bidonné par un mystérieux insider, des courriels directement adressé à Sepp Blatter pour baver sur certains projets, des tentatives de débauchage de salariés des projets en vue, quand certains ne sont pas devenus purement et simplement des agents doubles.
"Never trust a Russian"
"Quand j'ai pris ce job, j'étais certain à 98% que nous gagnerions, soupire David Downs. Selon la règle de l'alternance des continents, le Mondial 2018 devait, théoriquement, revenir à la Concacaf [la confédération nord-américaine]. Théoriquement…" Mais entre deux, les petits arrangements ont pris le dessus. Michel Platini, alors président de l'UEFA, a obtenu que l'Europe se voit garantir l'obtention de l'édition 2018. Les autres continents se retrouvent en lice pour 2022. Le format du double vote – le comité exécutif attribue les deux compétitions en même temps – ouvre la voie aux arrangements. Espagne-Portugal 2018 et Qatar 2022 passent un accord pour mettre leurs forces en commun, ce que confirme Sepp Blatter auprès de la BBC l'année suivante. L'Australie essaie de se maquer avec la Russie. Grave erreur. "On m'avait prévenu à plusieurs reprises 'Never trust a Russian' [ne faites jamais confiance à un Russe]", soupire Bonita Mersiades, cheville ouvrière de la candidature australienne. Un avertissement qu'il aurait fallu prendre au sérieux.
La nuit précédant le vote, on cherche en vain les lumières éteintes dans les hôtels autour du palais des congrès. Certains comptent leurs voix. "On tablait sur cinq ou six voix d'entrée [sur les 24 du comité exécutif, de quoi survivre au premier tour]" se souvient un membre de la candidature anglaise. "Nous étions confiants. Si nous passions le premier tour de scrutin, nous pensions rassembler petit à petit les voix de ceux qui s'opposent à la Russie. C'était la principale menace pour nous." Côté australien aussi, on sort la calculette. Les consultants grassement payés par la candidature des antipodes promettent cinq à sept voix. Une prévision bien trop optimiste.
"La seule personne à qui vous pouvez faire confiance, c'est celle qui vous assure qu'elle ne votera pas pour vous"
Bonita Mersiades, membre de la candidature australienneà franceinfo
Côté russe, on a manifestement des infos dont d'autres ne disposent pas. "Nous savions que la Fifa ne voulait pas d'une nouvelle Coupe du monde dans plusieurs pays", se souvient Andreas Herren, consultant pour le projet russe. Exit la menace ibérique.
Le jeu de poker menteur se poursuit jusqu'au dernier moment. Quand la délégation russe annonce que Vladimir Poutine se fait excuser pour la présentation finale, nombre de journalistes l'interprètent comme un aveu d'échec pour la Russie. "Ils n'ont même pas lu le deuxième paragraphe du communiqué, s'amuse Andreas Herren. Lequel assurait que Poutine se disait "confiant" après une dernière conversation avec Blatter. "Je répondais à tous ceux qui nous enterraient : 'On verra demain…'"
C'est l'heure de pénétrer dans la grande salle du Palais des congrès. "Tout le monde avait sorti la grosse artillerie", relate un témoin de la scène. Zinedine Zidane pour le Qatar, Bill Clinton et Morgan Freeman dans l'équipe américaine ou encore, côté anglais, David Beckham et le Prince William, qui venait d'annoncer son mariage avec Kate Middleton. Selon le site anglais The Athletic, David Cameron a lâché cette boutade, révélatrice du pouvoir du star-system : "Si le Prince William avait pu distribuer des cartons d'invitation aux votants, l'Angleterre aurait organisé le Mondial !" Si certaines vieilles gloires sont allées naturellement proposer leurs services à leur pays d'origine, d'autres ont monnayé à prix d'or leur nom et leur aura. Grille tarifaire informelle : de 500 000 à 5 millions d'euros, entre un Roger Milla et un Pep Guardiola, pour un sourire sur la photo et quelques poignées de main aux votants, détaille Bonita Mersiades dans son livre Whatever it takes.
A deux doigts du Kangourougate
Au Qatar, d'ouvrir le bal sur l'estrade de la grande salle du Palais des Congrès. Michel Platini dira que c'est la tirade de Sheikha Moza, la mère du patron de la candidature qatarienne, qui l'a fait basculer à ce moment-là dans le camp qatari. Notamment son exhortation finale : "Quand ? Quand vous jugerez que c'est le bon moment [pour donner la Coupe du monde au Moyen-Orient]." Belle histoire, sans doute romancée. "Platoche" avait assuré les yeux dans les yeux à Frank Lowy, patron du dossier australien, qu'il ne voterait "en aucun cas" pour le Qatar, raconte le boss du projet australien dans son autobiographie. Sepp Blatter, son meilleur ennemi, assure dans son livre que Platini avait invoqué "les intérêts supérieurs" de la France pour trahir sa promesse de voter pour les Etats-Unis, après un déjeuner devenu célèbre à l'Elysée en compagnie de Nicolas Sarkozy et l'émir du Qatar.
Si tout le monde a déjà pris sa décision, à quoi sert ce grand raout diffusé en mondovision ? "Clairement, vous ne gagnez aucun vote", reconnaît un lobbyiste. "Mais vous pouvez marquer des points pour devenir le deuxième ou le troisième choix." Ou alors planter le dernier clou sur le cercueil de votre candidature. Prenez la masterclass australienne. Tout ce qu'il ne faut pas faire.
"Ils savaient qu'ils couraient à la catastrophe. Un conseiller m'a assuré qu'on avait encore proposé [à l'Australie] de se retirer le matin du vote"
Paul Nicholson, du site spécialisé InsideWorldFootballà franceinfo
Impression visuelle, ratée. "On aurait vraiment dit que c'était le joujou de Franck Lowy", se rappelle un témoin dans la salle. En arrivant au Palais des Congrès de Zurich, le milliardaire a cherché du regard ses homologues russes, qui ont baissé les yeux. "Never trust a Russian", on lui avait bien dit… De temps à autre, il lâche le micro à la top model Elle Macpherson, mais le monde du football, représenté par le capitaine de la sélection Tim Cahill, joue les plantes vertes le long du mur. Arrive le clou du spectacle : le film de présentation, avec un kangourou de synthèse atrocement animé et tous les clichés navrants sur le peuple australien condensés en quelques minutes. "Rien que ce clip aurait mérité une commission d'enquête parlementaire", persifle un lobbyiste. "J'avais honte, je pleurais devant l'écran", reconnaît Bonita Mersiades. Les quelques minutes que vous allez visionner ont coûté 7 millions d'euros d'argent public.
Une paille à côté du "bid book", le dossier de candidature que tous les impétrants doivent remettre aux membres du comité exécutif. Une version luxueuse du dossier de candidature, longue de plusieurs milliers de pages. Le modèle japonais comprenait une Playstation intégrée et des pages en réalité augmentée (on est en 2010, rappelons-le). 7,3 kg quand même… "Il me fallait de l'aide pour le soulever", s'amuse Motoaki Inukai, cité par le site SportsProMedia. Le "bid book" australien coûtait la bagatelle de 175 000 euros pièce, ce qui lui vaudrait une place… dans le top 10 des livres les plus chers du monde. "Le nôtre, seuls deux membres du comité exécutif l'ont ouvert", soupire l'Américain David Downs. Le pavé pesait 15 kg, certes. Downs a en plus dû affréter un avion charter rempli des contrats des 18 villes hôtes, des 18 stades retenus, et du bon millier d'hôtels déjà pré-réservés, en trente exemplaires, au cas où. "Il y en avait pour des centaines de milliers de pages. C'est inutile, certes. Mais c'est le jeu. Et si vous ne respectez pas ces règles, aussi stupides soient-elles, vous êtes éliminé !"
"Deux ans de travail pulvérisés en dix minutes"
Les délégués sont ensuite invités à quitter la salle. Ces messieurs du comité exécutif ont besoin de temps pour voter. De beaucoup de temps. "On a attendu trois heures", en trépigne encore David Magliano, qui s'occupe du marketing pour les Anglais. C'est en rentrant dans le couloir que ces derniers sont mis au courant de leur Waterloo diplomatique, une élimination au premier tour avec deux misérables voix. "On a croisé notre membre du comité exécutif, Geoff Thompson, qui tirait une tronche de dix pieds de long", se souvient un membre de la candidature. "Mais on n'était pas censés savoir. Il a fallu recomposer un visage impassible au moment d'entrer dans la salle." Plus facile à dire qu'à faire.
"Deux ans de travail pulvérisés en dix minutes", se lamente ce témoin, qui a coupé les ponts avec le monde du football. "Heureusement, ce n'est pas comme si on avait mis des dizaines de caisses de champagne au frais", euphémise David Magliano. Le speech de victoire du prince William, répété jusqu'aux derniers instants, file aux oubliettes de l'histoire. Place aux éléments de langage de défaite. Un communicant glisse à l'oreille du patron de la candidature : "Il reste encore un petit espoir. Si le Qatar l'emporte pour 2022, il y a une chance que les tabloïds nous oublient quelques jours."
Le patron du comité olympique russe a tweeté la bonne nouvelle avant que Sepp Blatter n'ouvre la première enveloppe. Vladimir Poutine est déjà dans l'avion qui l'emmène vers Zurich pour fêter sa victoire. Mais le record du scoop le plus précoce revient à la chaîne Al-Jazeera, qui vend la mèche de la victoire du Qatar pour l'organisation du Mondial 2022 quarante minutes avant l'annonce officielle. Au sein des journalistes agglutinés dehors, c'est l'incrédulité. "Curieusement, les membres du comité de candidature venus à la pêche aux infos n'étaient pas plus au courant que nous, se souvient un témoin de la scène. J'en revois encore un sauter au-dessus de la barrière pour discuter avec nous. Ils étaient très, très nerveux. "
Même incrédulité à l'intérieur de la salle. "La salle bruissait encore de la victoire de la Russie, raconte le boss de la campagne américaine, David Downs. On s'était retrouvés à côté de la délégation qatarie à cause de l'ordre alphabétique. J'avais littéralement le coude dans les côtes d'un dignitaire qatarien. Je devine Sepp Blatter défaire l'enveloppe, j'étais derrière un poteau, je ne voyais que partiellement la scène. J'étais tellement sûr d'avoir entendu "United States" pendant une fraction de seconde. Jusqu'à ce que je voie mon voisin bondir de joie et hurler à pleins poumons 'Allah Akhbar'. Le moment où j'ai compris qu'ils avaient gagné."
Selon la légende, Bill Clinton, furieux, aurait jeté le premier objet qui lui tombait sous la main sur le miroir de sa chambre d'hôtel. Morgan Freeman et lui se sont volatilisés en quelques minutes. "Ils étaient de retour aux Etats-Unis pour l'heure du dîner", ironise David Downs, qui s'est retrouvé avec un buffet vodka-hors d'œuvres à 10 000 dollars à écluser avec la trentaine de membres de sa délégation. "Une ambiance de funérailles, mais avec beaucoup d'alcool", sourit David Magliano, côté anglais. "Le prince William a été très fair-play. Il a félicité les Qataris, est passé dans le bar où nous noyions la défaite nous dire quelques mots…" Lui aussi, sans doute, était de retour à Buckingham Palace pour tea time.
Les masques tombent. Des consultants grassement payés par la délégation australienne sont vus en train de trinquer… avec les équipes d'autres pays. "On a toujours eu un doute", soupire Bonita Mersiades, qui s'est battue dès le début contre l'embauche de ces anciens cadres de la Fifa aux missions pas toujours très claires et aux salaires à six chiffres. Pour la petite histoire, dix ans plus tard, personne ne sait exactement quel est le seul membre du comité exécutif qui a voté pour l'Australie. On a longtemps cru que Franz Beckenbauer avait honoré sa promesse, mais plus le temps passe, plus il apparaît que c'est Sepp Blatter qui s'est dévoué… sous la pression de sa fille, qui vit en Australie. "Il a appelé Barack Obama en personne pour s'excuser de ne pas voter pour les Etats-Unis comme prévu, afin d'éviter à l'Australie le zéro pointé."
Le monde entier découvre ce pays-confetti grand comme la Gironde, que personne ou presque n'avait vu venir. Pour preuve, le nom du pays est écorché en "Quatar" ou "Katar' dans les tendances Twitter quelques minutes après l'annonce. Ce n'est que six mois plus tard que Jérôme Valcke, numéro 2 de la Fifa, écrira dans un e-mail passé à la postérité : "Ils ont acheté la Coupe du monde". Ce qui n'a toujours pas été prouvé aujourd'hui.
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