: Témoignage Coupe du monde 2022 : "La vie est dure ici"... Derrière la fête du Mondial, le quotidien désenchanté de Mathew, travailleur migrant au Qatar
La première fois que nous rencontrons Mathew, c'est lui qui nous arrête, surpris par la vidéo que nous tournons dans les infernaux zigzags censés fluidifier le trafic à l’entrée du métro. "Hey !", nous lance, curieux, cet homme avec un maillot du Bayern Munich sur le dos.
La discussion débute dans les escalators, le temps d'échanger quelques banalités autour de la Coupe du monde. Il nous dit qu'il vient d'Afrique de l'Est, qu'il travaille dans l’humanitaire et qu'il n'a pas les moyens pour s'acheter un billet pour assister à un match, même s'il en meurt d'envie. Quand elle se termine, il insiste pour prendre un selfie et inscrit ses coordonnées sur notre téléphone. "Parlons-nous sur les réseaux."
L'échange reprend le soir même. Sur son profil Instagram, on découvre un homme très actif, affichant son large sourire dans tous les lieux aux allures de carte postale de Doha. Mais, cette façade joyeuse s’écaille dès qu’on lui demande ce qu’il pense de cette Coupe du monde qu’il effleure sans jamais pouvoir la vivre vraiment.
Portes closes
"Je me sens privilégié d’être ici au moment où un événement aussi important se déroule, mais je n’apprécie pas l’organisation du tournoi", lâche celui qui vit dans l’émirat depuis an et demi et qui s’attendait à autre chose. Les matchs et même les Fan festivals ne sont tout simplement pas ou peu accessibles, car trop chers pour "un travailleur ordinaire". Pour y participer une Hayya Card est nécessaire et cette carte, qui permet aussi d'emprunter les transports gratuitement, coûte 100 rials qatariens (25 euros). Elle peut aussi être obtenue par l’achat d’un billet pour un match, dont le prix grimpe de 10 à 1 500 euros d’après la Fifa.
Selon Mathew, aucune des personnes qu’il fréquente n’a vu la couleur de ces fameux billets vendus 10 euros, normalement mis à disposition des travailleurs migrants. Un jour, il a lui-même fait la queue pendant près de huit heures avant de voir le store de la billetterie claquer sur le bureau, le laissant sans la moindre explication.
Alors, il profite au maximum des rencontres que lui offre l'événement, rassemblant des visiteurs du monde entier dans une seule ville. Presque tous les soirs, il poste une photo d'inconnus avec lesquels il prend la pose. Sa façon à lui de lutter contre la solitude. "Tout ça, c’est thérapeutique. J’essaie de combattre le stress. Si mon compte Instagram peut donner l’impression que tout va bien, la vie est dure ici."
Mathew nous explique alors que, malgré ses diplômes, il doit gagner sa vie en tant qu’agent de sécurité. Il a quitté son pays pour "des pâturages plus verts", mais se sent aujourd’hui captif d’un système qui ne lui laisse aucun espoir d’ascension professionnelle. Comme beaucoup de jeunes sub-sahariens, il a été recruté à la suite d'un accord bilatéral entre le Qatar et son pays, le premier envoyant beaucoup d'offres d'emploi, le second opérant la sélection.
"Les officiels du gouvernement recrutent toujours par le biais de la corruption, du népotisme et du tribalisme, délaissant beaucoup de gens qualifiés et compétents."
Mathewà franceinfo: sport
"J’ai l’impression d’avoir perdu mon temps à l’école, nous écrit-il, découragé. Ici, tu peux être instruit et te retrouver à faire des tâches d'analphabète. Et je suis obligé de travailler douze heures par jour, sinon je ne gagne pas assez d'argent." Même s'il est au courant du sort des migrants qui ont osé dénoncer leurs conditions de vie avant lui, expulsés vers leur pays d'origine, Mathew se montre du genre loquace. Depuis qu'il a vu qu'un mot avait été accroché à l'entrée de sa résidence, ordonnant à ce que personne ne réponde aux questions des journalistes présents pour la Coupe du monde, il s'est justement rendu compte de la valeur de ses mots. Mais, nous craignons que sa sincérité désarmante ne se retourne contre lui. Un rendez-vous est alors fixé à la station Msheireb, le soir, plus de deux semaines après notre première rencontre.
Lorsque nous nous retrouvons, les regards inquisiteurs de la foule (ou notre paranoïa commune) nous poussent à fuir le centre névralgique de la capitale qatarienne. Nous n’avons pas le temps de poser l’enregistreur sur la table qu’il s’empresse de nous montrer les photos qu’il a prises le jour même de son lieu de travail. "Regarde ! Ça, c'est où je travaille", lance-t-il, debout en plein milieu de ce restaurant à l'ambiance faussement jazzy. Ici, un monticule de déchets, là une tranchée improvisée pour faire ses besoins. Au second plan, on aperçoit plusieurs berlines allemandes couvertes de poussière dans ce bâtiment administratif complètement laissé à l'abandon.
Garde de lieu abandonné
Toute la journée et parfois la nuit, il doit surveiller, seul, ce bâtiment qui n'intéresse personne, pas même ses superviseurs. "De toute façon, personne ne veut venir ici. Il n'y a pas d'eau potable, pas de toilettes, pas d'électricité. Dis-toi que, quand on urine, le pire, c'est que les gens dans les grandes tours peuvent nous regarder." Il nous raconte le rituel de certains policiers qui jettent les restes de leur déjeuner par dessus le mur. "C'est une déchetterie à ciel ouvert, rien de plus."
"Comme à l'appartement, il n'y a rien à faire, mais il y a du wifi. Toute ma vie, je la passe à utiliser le wifi. Ce n'est pas bon pour le cerveau. A force, tu finis par procrastiner. Parfois, j'en viens à désinstaller Instagram parce que je ne fais que ça de ma vie." De temps en temps, quand il a besoin de prendre une grande respiration, Mathew s'évade pour une virée à la plage sans que personne ne s'en rende compte.
Pour ce "travail" d'agent de sécurité, Mathew a passé un examen en ligne et c'est à peu près tout. Son salaire est de 50 rials par jour, soit un peu moins de 13 euros. Dans le meilleur des cas, un agent de sécurité dans son secteur peut toucher 2 000 riyals (un peu plus de 500 euros) pour un mois de labeur sans jour de congé (ce qui est la norme), tout en travaillant douze heures par jour. Le jeune homme de 30 ans envoie "40 à 45%" de ce qu'il gagne à ses parents, ses frères et sœurs, et doit régulièrement subir le "chantage" de membres moins proches de son entourage.
S'il doit dormir avec deux autres hommes dans un même appartement, Mathew ne se plaint pas de son logement. Son loyer et ses allers-retours pour le travail sont pris en charge par l'entreprise. Il vit dans un immeuble où tout est nettoyé matin et soir. Il dispose également d'une cuisine et d'une salle de bain. Ce qui lui pèse le plus sont cet environnement insalubre et ce job absurde qui a tout d'une impasse. "Si tu ne parles pas arabe, ici, tu as très peu de chances d’avoir un meilleur emploi.”
Mathew nous décrit un système pyramidal. Au sommet, le propriétaire, qatarien. La direction des affaires est, elle, confiée à un Européen ou un Nord-Américain. Dans son entreprise, les superviseurs sont Népalais, et ce sont eux qui lui donnent des ordres. "Ils sont très souvent narcissiques et ne respectent que leurs compatriotes." La veille de cette deuxième rencontre, il a appris qu'un de ses amis avait été rétrogradé de son poste d'agent de vidéosurveillance parce qu'il était volontaire pour la Fifa autour des stades du Mondial.
Un mince espoir de rebond
Les relations sont difficiles avec ses supérieurs. "Un jour, je me suis senti terriblement malade et j’ai dû me battre pour obtenir un arrêt maladie." Pour se procurer un certificat, il faut se rendre à l’hôpital avec un document donné par l’employeur, prouvant que vous êtes un salarié de l'entreprise. S'il n'assure pas sa garde, une amende pouvant aller jusqu'au double de son salaire journalier l'attend. Alors, il a bien tenté d'aller voir ailleurs, postulant chez Qatar Energy. Mais le jour de son entretien, il s'est rendu compte que son supérieur avait retiré son diplôme de sa candidature. "Il sait à quel point c'est dur de trouver des gens qui acceptent de venir travailler où je vais."
Cette Coupe du monde reste bénéfique pour moi. J’espère que le Qatar va en tirer le meilleur. Moi, ça m’a permis de rencontrer des gens, mais il faut continuer à alerter le monde afin qu’on œuvre pour le bien-être des travailleurs migrants.
Mathewà franceinfo: sport
"Je n'en peux plus." Dans six mois, son contrat arrive à expiration. Il n'a pas d'autre choix que de le renouveler ou alors de trouver un autre emploi. Mathew ne veut pas retourner dans son pays par peur de finir à la rue. Il n'a pas perdu espoir de relancer sa vie sur un autre continent, pourquoi pas en Europe. Sa plus grande peur est qu'on lui confisque son passeport, que la captivité soit sa seule option. C'est le risque qu'il court en répondant à nos questions.
Dès le lendemain de notre entrevue, Mathew a d'ailleurs hésité à se rétracter. Ce n'est qu'au terme d'un troisième rendez-vous qu'il nous donne son accord. "Je serai fier de voir mon témoignage publié. Ça correspond à mes valeurs, à ce que je suis et je sais que ça peut nous aider. Ici, certains d'entre nous ne savent même pas ce qu'il se passe et d'autres ne parlent ni anglais, ni arabe, et n'ont pas les moyens de se défendre." Nous nous accordons sur le fait que nous ne divulguerons ni son nom, ni le nom de son pays, ni celui de son entreprise, et que nous ne montrerons pas son visage. Il accepte cependant qu'une photo de lui, de dos, soit utilisée en tête de l'article. Un cliché pris discrètement avant de se saluer une dernière fois, et de voir Mathew partir dans l'autre direction pour prendre le dernier bus le menant à son logement, loin de l'effervescence du Mondial.
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