Tour de France : rétréci, trempé, volé... La drôle d'histoire du maillot jaune, qui fête ses cent ans
J'ai été en laine, en soie, en synthétique. On m'a perdu, rangé trop vite, rétréci, trempé, volé et, aujourd'hui, je peux m'arracher pour des sommes allant jusqu'à 10 000 euros aux enchères. Je suis, je suis... le maillot jaune, bien sûr !
"J'avais l'impression d'être Leonardo DiCaprio sur la proue du Titanic". On appelle ça l'effet maillot jaune et Cédric Vasseur, porteur du paletot doré quelques jours après une échappée fleuve du Tour de France 1997, s'est senti un peu roi du monde pendant ces quelques jours de grâce. Ce n'est pourtant pas sur un bateau qu'il défilera dans sa ville natale de Steenvoorde (Nord), mais dans une rutilante Cadillac. Rouge, même pas jaune. Entre deux, sur les routes de la Grande Boucle, des encouragements à n'en plus finir, des centaines de lettres, des télégrammes de félicitations. Et peut-être des dizaines de SMS, qu'il ne lira pas sur le moment. Soucieux de préserver sa concentration, son directeur sportif avait confisqué son téléphone portable.
Et quand le héros du mois de juillet commet au volant de sa voiture une petite infraction sur la route un mois plus tard, l'agent qui s'apprête à dresser la contravention remise d'office son carnet. "Il m'a dit : 'Je ne peux pas vous verbaliser après ce que vous avez fait sur le Tour'", raconte le Nordiste dans le livre Secrets de maillots jaunes (éditions Hugo Sports). C'est ça, la magie du maillot jaune, qui souffle ses cent bougies à l'occasion du Tour 2019, dont l'unique chrono individuel se joue vendredi 19 juillet à Pau (Pyrénées-Atlantiques).
Le jaune dans la grisaille
Enfin, cent bougies, c'est vite dit. Selon l'histoire officielle, c'est Eugène Christophe qui hérite du premier paletot doré, en plein milieu du Tour 1919, à Grenoble. Imaginez un Tour de France lancé 24 heures après la signature du traité de Versailles. "De la grisaille partout. Dans les yeux des gens, dans le peloton à cause de la poussière, des routes défoncées, et dans les paysages", raconte, lyrique, Claude Maignan, qui anime l'association Les géants du Tour, rassemblant tous les coureurs ayant franchi la ligne d'arrivée de la Grande Boucle. Et là, Adolphe Baugé, ancien stratège de l'équipe Peugeot, passé au comité d'organisation, a une vision. Jaune.
Il veut distinguer le leader du classement général, jusque-là identifié par un discret brassard vert, surtout les jours de pluie ou lors des étapes se déroulant de nuit, ce qui est courant à l'époque. "Du coup, on peut se poser la question : s'il n'y avait pas eu la Grande Guerre, est-ce que le maillot jaune aurait existé ?", s'interroge Claude Maignan. Heureux hasard marketing ? Ce maillot épouse la couleur du papier du journal L'Auto, organisateur de la course. Notez aussi que ça arrangeait bien les finances de la course, raconte l'historien du Tour Bill McGann.
Le jaune, qui n'était pas très populaire à l'époque, était vendu moins cher et disponible facilement dans toutes les tailles. Ce qui n'était pas négligeable en ces temps de pénurie.
Bill McGann, historienà franceinfo
Et comme par hasard (bis), la vision de Baugé arrive quand le populaire et charismatique Henri Pélissier abandonne, refilant la tête de la course au moins connu Eugène Christophe. Lequel doit attendre quatre jours pour enfin enfiler la précieuse tunique, le 19 juillet 1919. L'événement est salué... par sept petites lignes dans L'Auto.
Car un doute sérieux pèse sur le fait qu'il s'agit d'une première. Interrogé au crépuscule de son existence, Philippe Thys, triple vainqueur du Tour, se souvient d'avoir enfilé un maillot jaune dès 1913. Son intervieweur, le journaliste Pierre Chany, écrit dans La fabuleuse histoire du Tour, que le champion belge a encore toute sa tête. Aucun écrit ne corrobore ce souvenir, et les obus et le gaz moutarde réduiront tragiquement le nombre de témoins qui auraient pu se souvenir. Un doute subsistera toujours.
Un maillot jaune pour nettoyer ses carreaux
La légende du maillot jaune s'est construite sur le tard. "Dans les années 1920, les coureurs belges ont plutôt tendance à mettre en avant leurs victoires d'étapes par exemple, raconte Pascal Sergent, historien du Tour auteur du livre Maillot jaune, des histoires et des hommes. Et quand je rencontre le grand René Vietto, qu'on surnommait le 'roi René' au faîte de sa gloire, je lui demande ce qu'il a fait de ses maillots jaunes. 'C'était dans l'armoire, c'était un peu mité, j'ai fini par nettoyer mes carreaux avec'." Même après guerre, le maillot jaune ne fait toujours pas rêver.
Demandez au malheureux Norbert Callens, un Belge vainqueur d'une étape à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), qui hérite à la surprise générale de la première place du classement général. Le camion du fourrier qui transporte le stock de maillots jaunes est déjà parti rallier la prochaine arrivée. Un journaliste se dévoue et lui prête une chemise jaune pour faire illusion sur le podium. Et comme le malheureux laisse échapper la place de leader le lendemain, il n'aura jamais porté le vrai maillot jaune. "Au début, il prenait cela sur le ton de la blague. Mais au fil du temps, il s'est aperçu qu'on l'avait privé d'un grand moment de sa carrière. C'est devenu un vrai regret", raconte Pascal Sergent.
Le Tour paiera sa dette des décennies après, à l'occasion d'un nouveau passage à Boulogne. Mais, un peu comme ces médaillés olympiques qui récupèrent leur breloque des années plus tard, la saveur n'était plus vraiment la même. De la même façon, Eugène Christophe, le premier porteur du maillot, demandera à être enterré avec, en 1970. Sauf qu'ayant bazardé ses maillots, il repose avec une tunique donnée tardivement par l'organisateur, raconte Serge Laget dans sa riche monographie 100 ans de maillot jaune (éditions Hugo Sports).
Quand le maillot rit jaune
Jusque dans les années 1960, le gros du peloton roule avec des maillots en laine. Ce qui tient chaud dans les descentes, mais n'est pas idéal sous le cagnard ou la pluie. Gorgé d'eau, le maillot pouvait descendre jusque sous le cuissard des coureurs. N'empêche, certaines vedettes comme Louison Bobet, futur triple vainqueur de l'épreuve, refusera mordicus d'enfiler le maillot jaune synthétique, petite révolution du Tour 1948. Le directeur de l'épreuve, Jacques Goddet, raconte dans ses mémoires avoir parlementé jusqu'aux petites heures de la nuit avec le champion, en vain. "Il ne fallait surtout pas que ça se sache. L'effet commercial aurait été catastrophique pour le fabricant. Louison était d'une courtoisie extrême, mais ses principes étaient du même granit que ceux des côtes de sa Bretagne." Du coup, on fabrique en catastrophe un maillot de laine jaune pendant la nuit.
Six ans plus tard, la tunique de Bobet refera parler d'elle. Le champion breton, passant sur ses terres briochines, offre son maillot jaune à sa sœur une fois descendu du podium. Mais cette année-là, l'organisateur a décidé de ne distribuer qu'un maillot jaune tous les deux jours. Bien entendu, son équipe ne s'en rend compte que le lendemain matin... Heureusement, un de ses soigneurs, originaire du coin, se souvient avoir dans un placard un paletot jaune défraîchi offert par Bobet et le ramène illico. Mais les multiples lavages ont compacté la laine. Le champion n'entre pas dedans. Il faudra finalement faire appel... à un ami boxeur pour détendre la laine à la force de ses biceps.
Le maillot synthétique donne le coup de grâce au tricot de laine dans les années 1970 et la publicité, jusque-là une feutrine cousue sur le paletot, grignote peu à peu chaque emplacement possible. Au point de gêner Jacques Chirac. Le premier maire de Paris depuis un siècle, désireux de donner un caractère solennel à l'événement, refuse de poser un oriflamme recouvert de réclames sur les épaules du vainqueur, Bernard Thévenet, à l'arrivée du Tour 1977. Entre en scène Félix Lévitan, l'organisateur du Tour connu pour ses ruses de Sioux : "Il avait fait confectionner un maillot vierge tellement fin qu'on voyait à travers la pub Peugeot du maillot que Thévenet portait en course", sourit Pascal Sergent.
Pour cent briques, t'as plus rien
Objet de tous les désirs lors des vingt-et-un jours de course, l'aura du maillot jaune ne se dément pas une fois la ligne d'arrivée franchie. Demandez à Cédric Vasseur, qui avait encadré un de ses maillots jaunes dans la boutique de son père avant qu'un client indélicat ne reparte avec. Ou à Pedro Delgado, vainqueur en 1988, qui l'a égaré... lors de la célébration de sa victoire, au cabaret Le Lido. Le champion espagnol monte sur scène avec, s'offre un long bain de foule... et "quand je suis revenu à ma table, je n'avais plus le maillot entre les mains", raconte-t-il dans le livre Secrets de maillots jaunes. Il demande à son directeur sportif, à ses voisins de table, rien à faire. Une anecdote pas si isolée dans le milieu : "Je dis ça sur le ton de la plaisanterie mais je pense que le Lido possède la plus grande collection de maillots jaunes de toute l'histoire du Tour !"
Paradoxalement, au fur et à mesure que le porteur du maillot jaune devient légendaire, l'objet, lui, se démonétise. "On n'a pas trop de mal à trouver des maillots récents pas trop cher, quelque chose comme 80 euros", explique Emile, qui expose sa collection sur le blog Vélos Vintage. Aujourd'hui, le maillot jaune signe à tour de bras une dizaine de maillots destinés à être offerts ou gagnés chaque jour. "Ça ne vaut rien si ça n'a pas été porté". Le souci, c'est qu'Émile a choisi un créneau concurrentiel, où les Hollandais - notamment - sont légion.
En revanche, les maillots jaunes plus anciens, ça ne se négocie pas à moins de mille euros. Je n'en vois presque jamais passer sur le marché.
Emile, collectionneur de maillots jaunesà franceinfo
Sauf en salles de ventes, où un lot de quelques maillots de Louison Bobet, dont un jaune, s'est arraché 12 000 euros. "Un simple maillot jaune de Fausto Coppi [légendaire double vainqueur de l'épreuve au sortir de la guerre], ce serait 20 000", avance notre collectionneur.
Dans la catégorie collector, le maillot jaune porté par Ferdi van den Haute ravirait plus d'un aficionado. Car le coureur belge détient probablement le record du plus court passage en jaune. Quelques minutes à peine. Le temps que les organisateurs se rendent compte que le vainqueur de l'étape de Béthune du Tour 1984 n'est pas le leader du classement général, contrairement au premier résultat de leurs calculs. Les hôtesses ont à peine eu le temps de l'embrasser que les commissaires sont montés sur le podium rectifier leur erreur.
Ou alors le paletot de Jacky Durand, qui avait décroché l'un des maillots jaunes les plus inattendus de l'histoire sur le prologue du Tour 1995. Le gaillard était plus du genre baroudeur que roi du chrono et n'avait dû sa tunique dorée qu'à... une terrible averse qui s'était abattue sur le parcours après son passage sur la ligne, douchant les espoirs des favoris. Et dire qu'il avait demandé à passer parmi les premiers... "pour regarder peinard le Tour à la télé, ce que nous coureurs avons rarement l'occasion de faire", raconte-t-il à Eurosport. Et Durand aura, du coup, été quitte pour rater la fin du prologue, rappelé en catastrophe par les organisateurs pour la cérémonie protocolaire.
A l'époque moderne, le maillot jaune peut représenter un formidable accélérateur de carrière pour un coureur destiné au rôle d'équipier. Comme l'explique Jean-Patrick Nazon, sprinteur devenu maillot jaune surprise en 2004, sur RFI : "Ça a tout changé. Le statut, le salaire plus important. J'avais 25 ans et cela m'a donné un coup de fouet pour ma deuxième partie de carrière. Je sentais que j'avais passé un cap."
Mais il peut peser de plus en plus lourd sur les épaules d'un homme starifié par un cyclisme toujours plus mondialisé. Demandez à Cadel Evans, l'Australien vainqueur du Tour 2011, qui se livre sans ambages dans Secrets de maillots jaunes : "Quand vous portez le maillot jaune, vous devenez le centre d'attention de tous types de personnes, même des gens mal intentionnés qui, parfois, vous manquent de respect, vous volent votre temps et votre attention. Personnellement, je n'ai jamais aimé le porter."
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