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Quotas, société secrète et ségrégation scolaire : l'éternel problème du racisme dans le rugby sud-africain

Le parti politique ANA a réclamé, lundi, l'exclusion des Springboks de la Coupe du monde après la publication de la sélection retenue pour la Coupe du monde de rugby. En cause : cette liste de 31 joueurs ne compte que 8 Noirs.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Les joueurs sud-africains chantent leur hymne national lors du match contre les All Blacks, le 13 septembre 2014, à Wellington (Nouvelle-Zélande). (HAGEN HOPKINS / GETTY IMAGES ASIAPAC)

Ça n'a pas raté. Comme avant chaque Coupe du monde de rugby, la liste dévoilée par le sélectionneur a créé la polémique en Afrique du Sud. Heyneke Meyer pensait avoir satisfait tout le monde, en annonçant, vendredi 28 août, une liste de 31 joueurs qui comptait 8 Noirs, soit dans la moyenne haute pour une équipe sud-africaine au Mondial. Erreur. Le parti ANA a aussitôt réclamé, devant les tribunaux, lundi, l'exclusion des Springboks du Mondial, arguant que l'équipe est bâtie "sur le principe d'exclusion raciale". Réponse immédiate d'un autre parti, d'extrême droite celui-là, demandant la non-participation des Springboks pour cause d'ingérence dans la composition de l'équipe - la Fédération s'était engagée, l'an dernier, à retenir au moins 7 joueurs noirs. Aux dernières nouvelles, les Springboks sont toujours au calendrier du Mondial, qui débute le 18 septembre. 

"Le sport du peuple élu"

L'éternel procès en racisme fait au rugby sud-africain trouve ses racines dans une société secrète, l'Afrikaner Broederbond, qui cherche à influer sur la politique du pays depuis la fin du XIXe siècle. A son apogée, dans les années 1970, elle compte 10 000 membres, dont l'ensemble du gouvernement, l'état-major de la Fédération de rugby et l'écrasante majorité du XV sud-africain. Le rugby joue un rôle particulier dans l'identité des Afrikaners, les colons venus des Pays-Bas, un temps dominés par les Anglais, qui prennent le contrôle du pays à son indépendance, en 1961. Le rugby est "le sport du peuple élu", résument les universitaires Robert Archer et Antoine Bouillon. La mainmise de la Broederbond est totale. En 1955, les joueurs obtiennent la mise à l'écart du capitaine de l'équipe Stephen Fry avant un match contre les Lions britanniques, contre l'avis du sélectionneur. Son tort ? Faire partie de la minorité anglophone du pays. "On ne choisit pas un Anglais pour jouer contre les Anglais, on choisit un Boer", lancent-ils.

La fin de l'apartheid et l'arrivée au pouvoir de Nelson Mandela ne changent pas grand chose aux mœurs du rugby sud-africain, malgré la jolie opération de communication de la Coupe du monde, organisée en 1995 au pays. L'unique titulaire de couleur des Springboks, Chester Williams, ne doit sa place qu'à la suspension d'un autre joueur, blanc, pour bagarre. A l'entraînement, il n'est pas ménagé par ses partenaires. "On m'a traité plein de fois de 'kaffir' ["cafre" en français, l'équivalent de "nègre" en Afrique du Sud] dans ma carrière", confie l'ailier dans sa biographie

L'ailier des Springboks, Chester Williams, lors d'un match face à la Nouvelle-Zélande, à Johannesburg (Afrique du Sud) le 19 août 2000.  (DAVID ROGERS / GETTY IMAGES EUROPE)

"Je me moque des résultats des Springboks"

Depuis la parenthèse enchantée de cette Coupe du monde, le rugby sud-africain a repris ses mauvaises habitudes. "En 1995, tout monde, qu'il soit noir, blanc ou rose, était derrière les Springboks, constate Louis Mzomba, un ex-ponte du rugby sud-africain dans le Rand Daily Mail. On a beaucoup reculé depuis." Pour preuve, la visite des champions du monde sud-africains 2007 dans le township de Soweto, le plus grand du pays, n'a attiré que... quelques centaines de personnes. Demandez au président du club de rugby local quelle nation il soutient pour la prochaine Coupe du monde : "Je me moque des résultats des Springboks, lâche Zola Ntlokoma à la BBC. Ce n'est pas un reflet de notre pays, ce n'est pas notre équipe, c'est une équipe de Sud-Africains blancs. Je vais soutenir les All Blacks."

Pour raviver le soutien populaire, la Fédération sud-africaine de rugby a essayé d'imposer des quotas de joueurs à toutes les sauces. En équipe nationale, de 1994 à 1998, dans le championnat, de 1999 à 2004, et depuis 2014 (7 joueurs noirs obligatoires dans les équipes de 22). Sans oublier, le "Plan stratégique de transformation" de 2015, qui prévoit d'arriver, d'ici à cinq ans, à 50% de joueurs noirs ou métis en équipe nationale. Le ministre des Sports, Fikile Mbalula, marche sur des œufs quand il justifie sa politique. Il doit, en effet, faire face à ceux qui trouvent que ça ne va pas assez vite, et ceux qui craignent un affaiblissement de l'équipe nationale. "Vous ne pouvez pas transformer le sport sans fixer des objectifs, assure-t-il. Mais ça ne veut pas dire qu'on va faire comme le Kenya aux Jeux olympiques et envoyer des nageurs tout juste bons à se noyer dans la piscine."  

Un vœu pieux. La Fédération de rugby (Saru) constitue un Etat dans l'Etat, qui met beaucoup de mauvaise volonté à se plier au pouvoir politique. Ainsi, le ministère des Sports a pour mission de favoriser l'accès des Sud-Africains à tous les sports. Tous ? La Saru fait la sourde oreille. "Dans l'agglomération du Cap, qui compte près de 4 millions d'habitants, la Fédération provinciale de rugby n'emploie que... deux personnes chargées de développer le rugby dans les communautés désavantagées", raconte Julien Migozzi, doctorant en géographie auteur d'une étude sur le rugby dans la ville du Cap, publiée dans la revue Mappemonde.

Pas facile de changer la face du rugby sud-africain

L'ailier sud-africain Bryan Habana après une défaite de l'Afrique du Sud contre la Nouvelle-Zélande, à Wellington, le 13 septembre 2014.  (MARTY MELVILLE / AFP)

Casse-tête en vue pour le futur sélectionneur. Quand il sélectionne une écrasante majorité de Blancs, il se fait taxer de racisme. "Je ne regarde pas la couleur de peau, je prends les meilleurs joueurs", s'est défendu l'actuel coach Heyneke Meyer. Des élus du parti au pouvoir, l'ANC, ont aussitôt demandé sa démission. Mais si l'équipe est affaiblie, il risque d'être remercié par la Fédération, faute de résultats. Problème : la formation sud-africaine produit très peu de cracks noirs ou métis, à l'exception de la superstar Bryan Habana. 

Les enfants sud-africains apprennent le rugby à l'école dès leur plus jeune âge. Mais ceux qui ont la chance de poursuivre leurs études dans les lycées les plus prestigieux constituent l'écrasante majorité du réservoir des Springboks. Ainsi, 95% des joueurs du championnat sud-africain sortent des 40 établissements les mieux dotés, et un tiers des internationaux, depuis 1860, sont issus des dix meilleures écoles, remarque l'universitaire Johan Fourie sur son blog. Des établissements où le rugby est sacré, et où les élèves font un détour de plusieurs centaines de mètres pour respecter l'interdiction de ne pas marcher sur le terrain réservé à l'équipe première !

"Les écoles sud-africaines bénéficient d'une grande marge de manoeuvre, explique Julien Migozzi. Un établissement prestigieux pourra fixer des frais de scolarités élevés, choisir d'enseigner majoritairement en afrikaans et favoriser le recrutement d'élèves de certains quartiers. Ces écoles évoluent dans un championnat scolaire d'élite, qui attire 5 000 à 10 000 personnes au stade tous les week-ends et les matchs sont retransmis à la télévision. C'est quasiment impossible d'accéder au niveau professionnel sans passer par ces établissements. Et la seule façon pour un jeune Noir des quartiers pauvres d'y entrer, c'est d'avoir été repéré sur le terrain et de bénéficier d'une bourse."

Certaines équipes scolaires comptent ainsi jusqu'à un tiers de Noirs ou métis, parfois à des postes clés comme demi d'ouverture. Une petite révolution. Dans quelques années, on verra peut-être ces joueurs sous le maillot des Boks. Et dans quelques décennies, ces derniers prendront peut-être des responsabilités au sein de la Fédération pour, enfin, changer les mentalités. 

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