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Rugby : La crise sanitaire ravive les inégalités entre joueurs et joueuses

Malgré les efforts effectués ces dernières années pour développer le rugby féminin, les inégalités au sein du monde de l’ovalie ne sont pas totalement résorbées. Elles sont même ravivées en pleine crise sanitaire mondiale. Après la suspension du championnat Elite 1 féminine, et l’annulation des trois derniers matches du tournoi des Six Nations féminin, c’est bien la question du statut des joueuses qui est remis en cause.
Article rédigé par Apolline Merle
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 7 min
  (ANDY BUCHANAN / AFP)

Les inégalités dans le monde de l’ovalie se sont ravivées ces derniers jours. Le comité d’organisation du Tournoi des Six Nations a annoncé mardi l’annulation des trois derniers matches du tournoi féminin, dont le France – Irlande. La justification ? "Cette décision fait suite aux récentes restrictions des gouvernements et autorités sanitaires contraignant la préparation des équipes, les déplacements et l’organisation des rencontres pour la fin du tournoi des Six Nations féminin 2020", a précisé le communiqué de la Fédération française de rugby (FFR). Mais alors, en quoi l’organisation de ces matches était-elle plus compliquée que pour celle des garçons, qui eux ont pu aller au bout de leur compétition ? 

La raison se trouve tout simplement dans les statuts. Les joueurs de rugby, et ce peu importe les équipes nationales, possèdent le statut de professionnels. Ils sont salariés de leurs clubs respectifs, et n’ont pas besoin de travailler à côté ou d’organiser leurs agendas pour pouvoir jouer sous les couleurs de leur pays. Ce qui est vrai pour les hommes, l’est beaucoup moins pour les femmes. En effet, au niveau mondial, très peu d’équipes nationales féminines se composent de joueuses professionnelles. “Au niveau mondial, le statut amateur prime encore chez les femmes. Mais petit à petit, les fédérations commencent à développer des contrats pour leurs joueuses car ils se rendent compte de la difficulté pour elles de devoir gérer leur carrière professionnelle et sportive”, explique Laura Di Muzio, joueuse au LMRCV (Lille Métropole Rugby Club Villeneuvois), consultante pour France Télévisions et co-fondatrice de l’agence LJA Sports, agence pour la promotion du sport féminin.

Hormis les Françaises, les Anglaises, les Néo-Zélandaises et les Écossaises, les autres grandes nations du rugby sont encore considérées comme ayant le statut amateur. “Ce sont des grosses nations qui ont pris le pas, mais même au sein de celles-ci, toutes les joueuses n'ont pas le même statut”, ajoute Laura Di Muzio. Les Françaises, elles, font partie des mieux loties. En 2018, la Fédération française de rugby a été dans les premières au niveau mondial à franchir le pas. Dans le XV de France, elles sont 30 à être sous contrat semi-professionnel, ce qui représente 75% de l’équipe. 

Ca passe pour les joueurs, ça casse pour les joueuses  

Cette inégalité entre statuts amateur et professionnel a donc été ravivée lors du week-end du 1er novembre. Alors que les équipes masculines, irlandaises et françaises, ont pu s’affronter dans le cadre du Tournoi des Six Nations sur le sol français, leurs homologues féminines ont dû y renoncer. Le gouvernement irlandais a en effet, fin octobre, reconfiné sa population afin de lutter contre la propagation de la Covid-19, dont les courbes repartaient à la hausse. En plus des mesures restrictives très strictes sur le sol irlandais, les autorités ont aussi imposé une quatorzaine à toutes personnes revenant d’un pays n’étant pas sur la liste verte. La France n’en faisant pas partie, les joueuses irlandaises, qui devaient se déplacer au Stadium de Villeneuve d’Ascq pour ce dernier match des Six Nations, auraient donc dû elles aussi rester à l’isolement à leur retour. Toutefois, n’ayant pas le statut de professionnelles, il leur était alors impossible de s’isoler, puisqu'elles travaillent à côté de leur carrière sportive. Le problème des statuts est donc réapparu. 

  (ANDY BUCHANAN / AFP)

Une situation impensable chez les garçons. “La question ne se serait même pas posée pour la tenue du match chez les garçons. L’annonce du report a été très révélatrice des problématiques du sport de haut niveau amateur. La situation est un peu ubuesque puisque que le même week-end, les deux rencontres doivent se tenir, avec les mêmes conditions sanitaires. Tout a été fait pour que ce soit possible, et là, la seule problématique dépendait du statut”, regrette Laura Di Muzio. Finalement, cette situation invraisemblable, provoquée indirectement par la crise sanitaire de la Covid-19, a démontré une nouvelle fois à quel point le rugby féminin était loin du compte par rapport au rugby masculin. “Ce report, provoqué par la covid, a été un cas concret, et a révélé les problématiques du quotidien des sportives de haut niveau amateur”, ajoute la consultante de France Télévisions. 

Faire bouger les lignes 

Du côté du XV de France féminin, la décision prise par le comité d’organisation du Tournoi des Six nations n'est évidemment pas bien passée : “Bien sûr, nous sommes déçues de ne pas pouvoir jouer ce quatrième match. On avait tout préparé pour pouvoir jouer. En effet, comme les Irlandaises n'ont pas le même contexte sanitaire que nous, et n’ont pas le même statut non plus, nous avions proposé d’aller jouer à Dublin (le match a failli être annulé à cause des restrictions sanitaires irlandaises, avant que la France ne se propose d’aller jouer à Dublin. Avant d'être annulé mardi, le match avait été ensuite reporté pour cas de covid chez les Bleues, ndlr). J'avais d’ailleurs trouvé très intéressante notre démarche d’aller jouer à Dublin, dans un élan de solidarité, pour maintenir la rencontre. L'idée était de dire : 'c'est nous qui venons, car ça nous tient à cœur mais c'est aussi pour faire passer un message très fort qui était : regardez les conséquences de ce genre de situation, il faut faire évoluer les contrats des joueuses'”, explique Annick Hayraud, la manager du XV de France. 

Annick Hayraud vante d’ailleurs le statut mis en place par la FFR. Plutôt qu’un statut professionnel, elle a opté pour le semi-professionnel. Ce statut leur permet de recevoir tous les mois une rémunération de la part de la FFR, qui est leur employeur, et en parallèle, elles peuvent continuer à étudier, par exemple, ou à préparer leur après-carrière. Un bon équilibre puisque les “filles gardent l'esprit dans la 'vraie vie', peuvent se former pour l’après. On est d’ailleurs en train de faire un gros travail avec les clubs pour savoir comment on peut structurer et faire évoluer le statut dans les clubs parce que, là aussi, on leur demande beaucoup et c'est compliqué”, ajoute Annick Hayraud. 

"Un combat de tous les jours"

Même en 2020, et à un an de la prochaine Coupe du monde, de nombreuses étapes sont encore à franchir. “C'est un combat de tous les jours. Même s'il y a eu des évolutions, il faut malgré tout, au niveau des nations, pousser dans ce sens-là. Au niveau des compétitions et des organisations des tournois comme le Six Nations ou la Coupe du monde, ça commence aussi à prendre. Il y a de plus en plus de monde dans les stades, ce qui est très positif, mais il faut continuer de pousser sur le statut de la joueuse”, poursuit Annick Hayraud.

“L'idée n'est pas de tirer à boulets rouges sur les fédérations ou les organisations, mais c'est de réfléchir à comment organiser dans notre société le sport pour les femmes de haut niveau. Car finalement, on se rend compte que, encore une fois, ce qui passe à la trappe, c'est ce qui est économiquement le moins intéressant”, constate Laura Di Muzio. Mais sur cet aspect-là, les lignes frémissent, puisque le rugby féminin rassemble de plus en plus. “Les nations se mettent à se pencher sur la question car il commence à avoir du monde dans les stades, même à l'étranger. Il faut continuer à pousser les fédérations. Et même nous, il faut continuer à aller plus loin”, lance Annick Hayraud.  

L'Elite 1 féminine, deuxième victime du statut 

La différence de statut n'a pas seulement touché l'équipe de France. En effet, si les sportifs professionnels et de haut niveau peuvent continuer de s’entraîner lors du deuxième confinement, pour les sportifs professionnels mais ayant le statut amateur comme les joueuses évoluant en Elite 1 féminine, la situation est toute autre. “Tous les amateurs ont dû s’arrêter, les professionnels ont pu continuer mais nous, nous sommes dans un entre-deux, et on a l'impression que ça importe peu”, déplore Laura Di Muzio. Et l’entre-deux a basculé, comme lors du premier confinement, du côté amateur, ce que regrette Carole Gomez, chercheuse à l’Iris et auteure de Le rugby à la conquête du monde - Histoire et géopolitique de l'ovalie. “La situation est très inquiétante car on se retrouve dans la situation identique d'il y a quelques mois. On n'a pas tiré les leçons du premier confinement. Autant il y a quelques mois, la situation était inédite, donc on pouvait comprendre le tâtonnement. Mais aujourd’hui, on a l’impression de revivre un peu la même situation qu'en mars.” 

Cette interruption du championnat pourrait d'ailleurs avoir un effet sur le XV de France. “Si tous les entraînements reprennent au 1er décembre, l’impact sera moindre. Mais si jamais la situation actuelle se prolonge jusqu'à la fin d'année, cela aura forcément des conséquences, car les joueuses n'auront pas eu d'entraînement collectif pendant plus d'un mois… Donc oui, cela pourra poser problème", craint Annick Hayraud

Dans ce contexte, la priorité est donc de se faire entendre. Si Laura Di Muzio a bien conscience que la situation sanitaire est la priorité, elle ne veut toutefois pas laisser passer cet épisode. “Si on met le couvercle sur tout ça, une fois qu'on sera sorti de cette crise, on ne veut pas repartir de 0. Il faut continuer à mener le combat pour qu'on ne le paye pas dans quatre ou cinq ans.” 

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