: Reportage "Si j'étais tombé sur un mec comme vous..." : A Charleville, des détenus à l'écoute d'un marathonien
A 18 ans, Vainqueur vit depuis plusieurs mois dans une cellule de 9 mètres carrés, avec deux autres détenus. Oussama a 21 ans, et depuis deux ans, il a deux heures par jour pour prendre l’air. Tahar a 49 ans, il a eu tout le loisir de mesurer l’aire de promenade dont bénéficient les détenus de la maison d’arrêt de Charleville-Mézières : elle fait 30 mètres de longueur, pour 20 mètres de large.
Ce vendredi, tous les trois ont dévié de leur itinéraire habituel. Ils sont venus assister, au sein de la maison d’arrêt de Charleville-Mézières, à la conférence de Stanislas Frenkiel, historien du sport et fondateur de l'association Nouveaux Regards, et de Karim Mosta. Celui-ci se présente d'emblée :
" Je suis Karim Mosta, ultra-marathonien. J’ai couru 216 000 kilomètres, soit 5 fois le tour de la Terre. J’ai visité 45 pays. Et rencontré des milliers de personnes".
Devant lui, Vainqueur, Oussama, et Tahar ne bougent pas. Karim le sait : sa présentation aura beau durer deux heures, son public est déjà conquis.
Voir le monde
La pièce dans laquelle se déroule la conférence, qui ressemble vaguement à une salle de collège avec sa fresque de mangas tout au long des murs, est plongée dans l’obscurité depuis vingt bonnes minutes. Une vidéo résume laborieusement le principe et le déroulement du Marathon des sables. Pourtant, les quatre spectateurs restent vissés sur leur chaise en plastique. Attentifs. Presque captivés. Qu’est-ce qui attise ainsi leur curiosité ? Est-ce la gouaille de Karim, qui parle fort, avec de grands gestes de la main et des mots très choisis ?
Tahar, 49 ans, visage marqué et coupe à la Sergio Ramos, est le premier à réagir. "Mais pourquoi vous avez choisi de courir ? ", demande-t-il. "Pour voir le monde" lui rétorque Karim. Tout commence en fait en 1989, lorsqu'il se rend compte, devant des images du Marathon des Sables, qu'il ne connaît "même pas son propre pays". Alors boxeur, entraîneur et barman, Karim se lance dans des épreuves d’endurance extrême. Il court le premier de ses 24 marathons des sables (250 km en autonomie, sans assistance).
Karim revient ensuite sur un moment précis de la vidéo : "Vous avez vu le monsieur qui avait abandonné à mi-course, et qui finalement s’est relancé parce que quelqu’un l’avait convaincu ? Eh bien, moi ce que je veux vous dire aujourd’hui, c’est que c’est ça la vie. C’est comme le sport. Dans les pires moments, on ne lâche pas, on se relève, on se dit qu’on va y arriver, et on repart".
Après une petite pause, il s’avance et, le regard fixe, l’index sur la tempe : "Ça se joue là, ici, dans la tête", dit-il.
Ce geste que l’on voit chez le joueur de tennis après un point gagné, ces mots que l’on entend dans les vestiaires d’un club de foot à la mi-temps quand l’entraîneur harangue ses joueurs alors qu’ils sont menés 3-0, ces phrases un peu bateau inlassablement répétées par les mauvais consultants sur les plateaux télé de sport ; ici, face à des gamins de 20 ans qui vont passer toute leur jeunesse entre quatre murs, ou des briscards de 50 ans effrayés à l’idée de mourir enfermés, ces mots, ces gestes, prennent une autre couleur. Karim le sait, le sent, c’est pour cela qu’il en est à sa vingtième conférence avec les détenus. Ici, ses mots sont de l’or.
"Il est fou ce gars"
Les détenus n’en sont pas pour autant crédules ou naïfs. "Il faut un objectif, un rêve dans la vie !" Sa voix est légèrement couverte par des bruits de bouteille en plastique, qui s’élèvent de la cour intérieure. C'est une partie de football improvisée entre quelques détenus. 30 mètres de longueur, 20 mètres de large. Karim poursuit : "La majorité des gens veulent gagner de l’argent le plus vite possible ! Non, moi je dis qu’il faut aimer ce qu’on fait de la vie...
- Les gens ils sont passionnés par l’argent aujourd’hui, coupe Tahar, défaitiste.
- Ils ont tort ! Vous savez, pendant une de mes courses, j’ai vu des sherpas transporter de gros sacs de riz dans l’Himalaya. Vous voyez, l’Himalaya ? Eh bien j’y étais, et je peux vous dire que ces sherpas, ils étaient pauvres, mais ils souriaient tout le temps. Ils étaient heureux."
Vainqueur, 18 ans, en jogging Asics rouge et blanc, baisse la tête. Après la conférence, il confirmera son scepticisme, sourire en coin et débit rapide : "Il est fou ce gars. Evidemment que l’argent ça fait le bonheur, imagine je lui mets 1 million d’euros devant lui, tu crois qu’il le prend pas ? Moi je vis pour l’argent. Tu crois que je serais là si ma mère avait été riche ?"
C’est le risque. Face à des gamins désabusés par leurs conditions de vie, les discours de motivation peuvent vite sonner faux. Mais Vainqueur n’est pas si critique. Il est heureux d’être venu écouter l’histoire de Karim : "C’est incroyable qu’un gars comme ça se soit déplacé rien que pour nous..." Pense-t-il avoir en lui la détermination dont Karim parle ? "Moi ? Peut-être, ouais..."
Discours de motivation
"Vous savez comment je fonctionne ? Je marque tout sur mon frigo. Quand j’étais petit, mon rêve c’était de me construire une maison à Marrakech. Je l’ai marqué sur mon frigo. Tout le monde disait mais t’es fou Karim qu’est-ce que tu racontes. A 50 ans, je me suis construit une maison à Marrakech". Les mots de Karim ne sont pas inédits. Ils peuvent même ressembler, pour un œil extérieur, à de la philosophie de comptoir. Mais les sportifs de haut niveau sont souvent des gens qui ont brisé beaucoup de barrières. Mentalement, le dépassement de soi, brandi dans tous les manuels de développement personnel, n’est pas un vain concept chez eux. Au contraire, ils l’appliquent quotidiennement. Ce vendredi, Karim n’est pas venu en charriant des théories toutes faites qu’il aurait joliment réécrites sur une présentation PowerPoint. Il est simplement venu parler de son mode de vie. Karim Mosta est convaincu de ce qu’il dit, porté par la lointaine mais précise trace de ses exploits, de ses réussites physiques et mentales. Et c’est sans doute ce qui marche auprès des détenus, car à l’entendre raconter ses accomplissements, le soupçon s’envole, l’envie d’y croire, le désir de s’élever à sa hauteur, deviennent réels.
"Eh ben vous savez quoi, si j’étais tombé sur un mec comme vous, je vous aurais suivi. Ça aurait tout changé", lâche Tahar. A 49 ans, l'homme dit "avoir toute sa vie derrière lui". Il était vendeur de voiture, il a sillonné plusieurs pays d'Afrique du Nord pour faire fructifier un business dont il était passionné. "J'aimais tellement mon travail... Vous savez comment j'avais appelé mon garage ? Love Car".
Karim ne dit rien. Pourtant, il emmagasine. Dans quelques mois, lors de sa prochaine conférence, il se souviendra à coup sûr de Tahar. On ne rencontre pas tous les jours un inconnu prêt à vous suivre jusqu’au bout du monde. "Une fois, un détenu m'a envoyé une carte postale de la muraille de Chine, se souvient-il après la conférence. Il était allé exactement là où j'étais allé. C'est ce qui me fait revenir à chaque fois, savoir que ce que je dis va compter dans la vie de ces gens après la prison". Et Tahar, lui, va-t-il se souvenir de l’homme aux cinq tours du monde à pied ? Oussama, 21 ans, entendra-t-il les mots de Karim, "ça se joue ici, dans la tête", quand tombera le verdict qu’il attend depuis 18 mois maintenant ?
La conférence terminée, Vainqueur, Oussama, et Tahar se dirigent vers leurs cellules, encadrés par deux surveillants pénitentiaires. Tandis qu’ils rentrent un à un dans leur 9 m2, un homme semble les observer du fond du couloir sur lequel donnent les cellules. Il porte des gants rouges, il est en position de combat, prêt à décocher son prochain coup. La porte se ferme, le cliquetis des clés retentit, les surveillants s’éloignent, laissant derrière eux la silhouette peinte de Mohammed Ali veiller sur les détenus.
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