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"Nous sommes dans une nouvelle guerre froide sportive" : quand l'antidopage devient le théâtre des tensions entre Américains et Russes

Le 21 juin dernier, un rapport de la Maison Blanche préconisait aux Etats-Unis de se retirer de l’Agence mondiale antidopage (AMA) si cette dernière n’effectuait pas prochainement de nombreux changements. Depuis 2014, les Etats-Unis reprochent régulièrement à l’institution son manque d’indépendance envers la Russie. Ce rapport concrétise en réalité une nouvelle guerre froide sportive, entre discours propagandiste et lutte d’influence géopolitique.
Article rédigé par Guillaume Poisson
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 8 min
  (CHRIS GRAYTHEN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Fin novembre 2015, le docteur Gregory Rodchenkov débarque sur le sol américain. Dans ses valises : les preuves d’un système de dopage étatisé en Russie, ayant permis à de nombreux athlètes de tricher pour les derniers Jeux olympiques de Sotchi. Le scientifique, au cœur du dispositif, a choisi de se livrer en échange de l’asile. C’est le début de la débandade pour le sport russe, qui va se terminer, en 2019, par une sanction historique de l’AMA : quatre ans de suspension de toutes compétitions sportives internationales. C’est également l’étincelle qui va définitivement allumer le feu de la suspicion côté américain. Que serait-il advenu si le docteur Rodchenkov n’avait pas craqué ? La Russie aurait donc continué à tricher, à gagner des médailles, à prendre la lumière sans que personne n’y trouve à redire ? Que faisaient donc les instances de lutte antidopage, au premier rang desquelles l’AMA ? 

Le 21 juin dernier, un rapport de la Maison Blanche préconisait aux Etats-Unis de se retirer de l’Agence mondiale antidopage (AMA) si cette dernière n’effectuait pas prochainement de nombreux changements. Au cœur de la rhétorique américaine : cette crainte que l’institution ne soit pas suffisamment indépendante de l’influence de ses Etats membres (comprenez, la Russie). L’AMA vient pourtant d’infliger une punition historiquement sévère aux Russes. Comme l’indique l’autorité, "les Etats-Unis réclament plus d’indépendance alors qu’ils sont les plus nombreux au siège d’administration".  Ils sont aussi les premiers financeurs – et de loin (plus de 7% du budget total de l'AMA provient des fonds américains). Il n’est donc pas non plus étonnant que, du côté russe, le discours soit totalement opposé : "les Russes critiquent aussi l’AMA...pour leur manque d’indépendance à l’égard des Etats-Unis", selon Lukas Aubin, chercheur en géopolitique et spécialiste de la Russie et du sport. En réalité, plus que d’efficience de la lutte antidopage, c’est bien d’influence et de pouvoir dont il est question pour les Etats-Unis et la Russie. 

Une "nouvelle guerre froide du sport"

"Le scandale du dopage en Russie continue de démontrer l'insuffisance de l'AMA en termes d'indépendance et de capacité à faire respecter fermement, efficacement et en temps opportun le Code antidopage, à tenir les principaux pays responsables en vertu des règles et à répondre aux attentes", indique le rapport de la Maison Blanche. Celui-ci contient une série de recommandations au Congrès américain, s'appuyant ainsi sur de nombreuses critiques formulées à l'endroit de l'AMA.

Pour Lukas Aubin, ce rapport "concrétise une certaine guerre froide du sport, qui couvait depuis le début des années 2000". Dès 2007, Vladimir Poutine se rend au Guatemala en personne pour porter la candidature de Sotchi aux Jeux d'hiver 2014. Compétition que la Russie finira bien par organiser, et où la délégation russe brillera comme aux plus grandes heures de l'URSS. Pour le mondial 2018, Poutine n'a pas hésité à impliquer le géant énergétique Gazprom dans l'organisation, afin de renforcer les arrières de l'organisation. "Poutine a mis en place une vraie dynamique ultrasportive, comme au temps de l'URSS, à travers notamment l’accueil d'événements de grande ampleur", indique Lukas Aubin. Ce retour aux affaires n’a évidemment pas échappé aux Américains, qui y ont vu une tentative de les déboulonner de leur position de leader. "Il y a l’idée chez les Américains que de toute façon, on ne peut pas faire confiance aux Russes, et qu’il faut frapper plus fort qu’eux, quelque soit le sujet", estime Lukas Aubin. 

Une indignation ciblée ? 

La révélation du système étatisé de dopage en Russie intervient donc dans un contexte de vigilance extrême pour les Américains. Les éléments rendus publics par l'AMA dans le rapport McLaren en 2016, sont tous extrêmement compromettants pour la Russie, évidemment. Mais le cas russe prend une telle ampleur que les autres cas s’en trouvent minorés. "Certes, le dopage russe occupe 90 % du rapport. Mais il y a d’autres pays qui y sont pointés du doigt", assure Carole Gomez, directrice de recherche à l’IRIS, spécialisée sur l’impact du sport dans les relations internationales. 

D’après Christophe Brissonneau, sociologue spécialiste du dopage sportif, cette obsession russe n’est pas nouvelle : "Plusieurs sportifs kenyans ont été testés positifs au début des années 2010. Certes, ce n’est pas un système étatisé à proprement parler, mais ils étaient 40, c’est quand même difficile de croire que tout ça se faisait dans le secret total. En France, dans les années 70, un microsystème de dopage a été découvert. Les Américains n’ont rien dit". Pour lui, il est plus question d'influence que de lutte antidopage à proprement parler. "Vladimir Poutine investit massivement dans le sport et dans le dopage, car il sait que le sport permet à la nation russe d’exister symboliquement, et à moindre frais, explique-t-il. Les Américains réagissent à ça". 

Discours post-vérité et unilatéralisme 

Il s’agit en réalité d’une véritable guerre des discours entre les deux puissances. Chacun professe sa propre vérité, et chaque camp se replie sur son raisonnement. D’un côté donc, les Américains préparent une loi extraterritoriale pour contourner l’autorité de l’AMA et imposer sa propre justice sur le dopage mondial. C’est la loi Rodchenkov, et elle est basée sur le postulat du manque d’indépendance de l’AMA à l’égard de la Russie. "Mais la Russie, de son côté prétend que les Américains contrôlent l’AMA de l’intérieur, car ils en sont les principaux financeurs. Ce sont deux versions opposées de la réalité, ce qui contribue à alimenter l’ère de la post-vérité. La vérité n’est plus audible", analyse Lukas Aubin. Le chercheur estime d’ailleurs que le nom donné à la loi, "Rodchenkov", n’est pas sans velléité d’intimidation. "Imaginez l’inverse : que la Russie crée une loi Armstrong par exemple, pour lutter contre le dopage au niveau mondial". Donner le nom d’un Russe, impliqué dans un scandale de dopage, à une loi censée réguler le dopage mondial, est un choix qui peut en effet être sujet à diverses interprétations. 

"L'indépendance de l'AMA est une illusion"

D’autant que le mandat de Donald Trump ne laisse guère de doute sur les volontés géopolitiques des Américains. En l'espace de trois ans, depuis l'arrivée au pouvoir de Trump, les Etats-Unis se sont retirés de l'accord de Paris sur le climat, de l'UNESCO, de l'accord sur le nucléaire iranien, du conseil des droits de l'homme de l'ONU, et plus dernièrement de l'OMS. A chaque fois, plus ou moins la même justification : les Etats-Unis ne verraient de retour sur investissement suffisant eu égard à leur participation financière - souvent importante.  "Donald Trump souhaite renouer avec la figure de gendarme du monde. Et c’est aussi le cas en sport : il fait tout pour briser le multilatéralisme." L’AMA est d’ailleurs une organisation qui, dès ses origines, en 1999, entend fonctionner sur la base du multilatéralisme. "Chaque Etat-membre a son mot à dire. Or c’est précisément ce que reproche le Rodchenkov Act à l’AMA : de manquer d’indépendance envers les différents Etats-membres". Ceux-ci pourraient ainsi influencer les autres membres à leur guise, selon la rhétorique américaine.

Mais pour Christophe Brissonneau, il s’agit là d’un procès absurde dans le fond : "L’indépendance de l’AMA est une illusion. Les Etats-Unis ne prêchent pas pour l’indépendance, mais pour une influence plus grande que celle de la Russie". D’après le chercheur, la composition-même de l’AMA, comme des autres institutions de lutte antidopage mondiales, est incompatible avec la notion d’indépendance : "Tous ces agents viennent du monde du sport. On ne conçoit pas qu’un médecin du sport ou qu’un ancien sportif de haut niveau ne soit pas amoureux du sport, ils font partie du sérail. Et quand on est à ce niveau de responsabilité, on a forcément des liens avec la politique. D’ailleurs, à l’AMA, chaque personne représente un pays. Comment voulez-vous qu’ils soient indépendants dans ces conditions ? "

Rodchenkov-bombe ? 

Cette montée en tension doit cependant être analysée au-delà de la politique étrangère unilatéraliste du seul Donald Trump. Cela fait des années que les Etats-Unis couvent des textes de loi tels que celui du Rodchenkov Act. "Cette loi se base en fait sur un principe d’extraterritorialité qui remonte à bien avant le mandat de Donald Trump, analyse Carole Gomez. Les Etats-Unis ne l’ont pas attendue pour s’arroger le droit d’intervenir n’importe où dans le monde sur la base de sa loi nationale". Concrètement, si la loi Rodchenkov passe, les Américains revendiqueront la possibilité d’emprisonner tout athlète, même étranger, qu’ils jugent coupable de dopage, "dans la mesure où un ou une Américaine participe à la compétition, ou que la compétition est organisée sur le sol américain", indique le texte.

Dans le monde de l’entreprise, plusieurs grands noms français se sont faits épingler sur la même base depuis 2010. Total a par exemple été condamné à verser plus de 300 millions de dollars en 2013 pour corruption impliquant des ressortissants américains. "C’est aussi arrivé à BNP Paribas. Comme pour la loi Rodchenkov, c’est une manière de dire qu’en raison des carences des institutions internationales, le département de la justice américain a la légitimité d’être le gendarme et de remettre tout le monde sur le droit chemin". 

Appliqué à l’antidopage mondial, ce principe risque de faire des dégâts encore difficilement mesurables aujourd’hui. Le 12 mars dernier, après l’adoption de la dite loi par un comité sénatorial aux Etats-Unis, l’AMA avait souhaité mettre en garde contre ce qu’impliquait ce texte pour la lutte antidopage : "Cela va sérieusement compromettre notre capacité à mener des enquêtes. Une autre conséquence pourrait être l'émergence d'autres juridictions extraterritoriales partout dans le monde." Pour Lukas Aubin, spécialiste de la Russie et du sport, la situation risque en effet de devenir chaotique : "C’est simple, si les Etats-Unis se mettent demain à décider pour le reste du monde des athlètes qui méritent une sanction ou non, les autres Etats voudront le faire aussi. C’est la porte ouverte à beaucoup de dérives, et à une crise diplomatique et géopolitique de grande ampleur"

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