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Nicolas Martin-Breteau : "Les sportifs noirs américains ont derrière eux une longue histoire de lutte"

Alors que se multiplient les messages de soutien des sportifs au mouvement contre les violences policières aux Etats-Unis, nous avons interrogé l'historien du sport Nicolas Martin-Breteau* sur l'évolution du rapport entre sport et politique aux Etats-Unis.
Article rédigé par Guillaume Poisson
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 8min
  (- / AFP)

Un grand nombre de sportifs noirs américains ont pris position depuis la mort de George Floyd le 25 mai dernier. Cela fait plusieurs années que quelques-uns s'érigent même en symbole de la cause noire-américaine. A quand remonte cette passerelle entre sport et politique aux Etats-Unis ? 
Nicolas Martin-Breteau :
"Je dirais que le premier épisode fondateur date de 1910. A l'époque, Jack Johnson vient d'obtenir la ceinture mondiale des poids lourds, et c'était la première fois qu'un non-blanc la gagnait. Le champion du monde de boxe poids lourds était considéré comme l'athlète parfait. Or, la société américaine estimait alors que l'homme blanc, anglo-saxon, était la race supérieure. La victoire de Jack Johnson a été suivie par des émeutes raciales dans l'ensemble du pays : les Noirs s'identifiaient à Johnson, et les Blancs descendaient dans les quartiers noirs pour les "remettre à leur place"

A-t-il pris ouvertement position contre la place réservée aux Noirs dans la société ? 
N.M-B : "Non, et s'il l'avait fait, il se serait sûrement retrouvé pendu au bout d'une corde. En revanche, c'était une figure très provocatrice. Il choisissait délibérément de sortir avec des femmes blanches pour casser le tabou du sexe interracial, et indirectement briser la ligne de la ségrégation raciale. Il ne faut pas oublier le contexte : à l'époque, quand on était noir, il était beaucoup plus risqué de prendre la parole de manière virulente comme on le fait aujourd'hui."

A partir de quand les sportifs ont-ils joué un rôle véritablement actif dans la cause noire-américaine ? 
N.M-B : "Je dirais que celui qui a tout changé est Mohammed Ali. C'est le père spirituel de tous les sportifs noir-américains engagés. Il est le premier à prendre la parole si ouvertement. Il ne faut pas oublier qu'il a décidé de changer son nom de baptême, car Cassius Clay était selon lui une marque de servitude envers les Blancs. De même, il s'est converti à l'islam au moins en partie car il considérait que le christianisme était la religion de ceux qui se prenaient pour les maîtres. Mohammed Ali est révolté par ce qui se passe à l 'époque. Il ne faut pas oublier qu'il est champion olympique et qu'on refuse de lui servir des cafés. En plus, il avait l'arme de la langue, qu'il maniait à la perfection. C'était un orateur talentueux, un personnage charismatique, les Blancs avaient peur de lui et il s'en est servi pour s'engager et devenir, aux côtés de Malcolm X, une figure de la lutte des Noirs contre la ségrégation raciale."

S'est-il servi de son image de sportif ? 
N.M-B : 
Bien sûr. Mohammed Ali était une figure masculiniste. Il avait cette image de monstre qui marche sur ses adversaires, qui les domine outrageusement. Il faisait peur aux Blancs conservateurs qui le voyait comme une menace. Avec les musiciens comme Duke Ellington et Louis Armstrong, Mohammed Ali était la seule figure noire connue des Blancs. Dans les années 40 et 50, c'était Sugar Ray Robinson, un autre boxeur, qui était dans cette position. Le fait d'être connu par les Blancs, et d'être craint par une partie d'entre eux, a beaucoup joué dans la force de l'engagement de Mohammed Ali. Je ne pourrais pas dire si son combat a été effectif dans l'immédiat, mais à court et moyen terme, il est devenu une figure héroïque pour la communauté noire-américaine."

Les sportifs qui prennent la parole aujourd'hui s'inscrivent-ils dans cette lignée d'athlètes qui utilisent leur aura populaire pour porter un message ? 
N.M-B : "Il est difficile de comparer les époques. Les années 60-70 ont été suivies d'une période contre-révolutionnaire, où la société américaine a été beaucoup moins réceptive aux discours progressistes. Sous Ronald Reagan, il y a eu une vague néo-conservatrice qui a rendu très difficile la prise de parole des sportifs. Michael Jordan a été très critiqué pour son absence sur le plan politique ; mais il faut bien comprendre son époque n'était pas celle que l'on vit aujourd'hui. La NBA s'opposait à ce moment là aux prises de position, les sponsors étaient totalement contre. Aujourd'hui, le balancier tend de nouveau un peu plus vers la gauche. On le voit à la popularité d'un homme comme Bernie Sanders, profondément socialiste. C'était inimaginable il y a encore quelques années."

En termes d'image, est-ce devenu une nécessité aujourd'hui pour les athlètes noir-américains de s'engager ? 
N.M-B :
"Non, cela dépend avant tout du contexte et du sport. La NBA par exemple, a des instances gouvernantes très progressistes. Il est beaucoup plus facile pour les stars NBA de prendre la parole aujourd'hui que pour les stars en NFL par exemple. Prenez l'exemple de Colin Kaepernick. Après son geste d'insoumission en 2016, il s'est retrouvé mis au ban par les propriétaires des franchises. Cela n'enlève rien au courage de LeBron James, de Stephen Curry ou de Steve Kerr qui ont régulièrement pris position pour les Noirs américains. Mais il faut avoir conscience du contexte dans lequel ils prennent - ou pas - la parole." 

Les réseaux sociaux ont-ils changé la manière dont les sportifs noir-américains s'engagent aujourd'hui, par rapport aux champions du passé évoqués précédemment ? 
N.M-B :
"Oui, les réseaux sociaux ont joué un rôle prépondérant ces dernières années, comme dans toutes les mobilisations politiques. Prenez Black Lives Matter. C'est un mouvement initié sur les réseaux sociaux, qui n'aurait pas eu la même vitesse de diffusion ou la même efficacité sans cela. Et quand on voit le nombre de followers d'un LeBron James aujourd'hui (46,5 millions sur Twitter, NDLR), c'est bien que les sportifs ont un moyen totalement différent aujourd'hui de porter leurs messages." 

Y a-t-il un particularisme américain, dans la façon dont les sportifs s'engagent en politique ? 
N.M-B : "Les sportifs noirs américains ont derrière eux une histoire de longue date dans le champ politique. Ceux qui prennent la parole aujourd'hui ne l'auraient pas prise de la même manière s'ils n'avaient pas grandi avec cette image mythique du poing ganté de Tommie Smith et de John Carlos, par exemple. Quand on est sportif et qu'on a ça derrière soi, ça change tout. En France par exemple, mis à part Lilian Thuram éventuellement, il n'y a pas beaucoup de sportifs noirs engagés. La question raciale a toujours été évitée, pas seulement dans le domaine du sport. Comme si elle n'existait pas. Ces dernières années, les sportifs français qui se sont exprimés l'ont fait à l'aune de la question raciale aux Etats-Unis. Ils sont très influencés par l'activisme des sportifs américains."

*Nicolas Martin-Breteau est historien des Etats-Unis, maître de conférence à l'Université de Lille. Il est l'auteur de Corps Politiques, Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l'égalité depuis le XIXe siècle, à paraître prochainement aux éditions EHESS. 

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