Nicolas Hourcade, sociologue du sport : "Les conditions sont créées pour que l'on puisse se passer du supporter dans les stades"
Est-ce qu’à votre avis, cette saison particulière va donner lieu à un nouveau type de supporterisme ?
Nicolas Hourcade : "Peut-être. Ce qui est certain c’est qu’il va y avoir une année particulière. Avant la crise sanitaire, le spectacle sportif avait un double public : celui qui se rend au stade, et un autre public, plus large, qui suit les matches en commentant ou en échangeant sur les réseaux, ou simplement devant la télé. Historiquement, le spectacle s’est construit autour du premier public. Au cours des dernières années, le public à distance a pris une importance forte, notamment du fait des montants versés par les télés. Or la situation est actuellement passionnante car elle nous permet de voir que le public présent au stade est à la fois indispensable et dispensable. Indispensable car on s'aperçoit qu'il manque. Tout le monde le dit : "il manque quelque chose, ce n'est plus pareil, il n'y a pas d'âme" etc. Le public manque au joueur, au téléspectateur, tout le monde demande à ce qu'il revienne. En même temps les conditions sont crées pour que l'on puisse s'en passer. On met du son, des images, pour faire croire qu’il y a du monde."
Jusqu'à quel point cette illusion va-t-elle être acceptée ?
N.H : "Si ça dure un an, je ne vois pas pourquoi les gens n'accepteraient pas. Mais si ça dure plus longtemps, je ne sais pas comment le microcosme du football va réagir. Là pour moi il y a une vraie interrogation... Mais contrairement à ce que beaucoup de gens disent, pour moi, c’est pas impossible. Pour des raisons économiques, le football, contrairement au rugby par exemple, sport dans lequel la billetterie représente une large part des revenus, peut très bien se passer de public. Alors si la crise sanitaire dure, on peut tout à fait imaginer que l’industrie se repense, et crée des spectacles sans public."
Lorsque les ultras refusent de se rendre au stade, ils disent que c’est parce qu’il ne peuvent pas y soutenir leur équipe comme il le faudrait. Est-ce qu’il y a une façon de supporter plus légitime qu'une autre ?
N.H : "Pour certains supporters, les huis clos ou les jauges vont les contraindre à regarder le match à la télé, ce sera une corvée pour eux. Pour d'autres, pas du tout, au contraire : l'expérience se vit mieux devant un écran, chez soi ou dans un bar. Ils disent souvent "de toute façon on voit mieux à la télé", ils ne se sentent pas restreints par la caméra. Au contraire, quand ils sont dans un stade, ils se sentent perdus, n'ont pas de ralenti, pas de gros plan comme ils en ont l'habitude; Ils n'ont pas appris à regarder un match dans un stade, leur regard n'est pas guidé par l'objectif. A l'inverse, certains supporters de stade (pas tous) ne sont pas l'aise avec l'atmosphère d'un match devant une télé. Ils trouvent ça absurde de supporter une équipe derrière un écran.
Le public au stade s’est construit comme le public originel. Il est devenu le douzième homme. Les joueurs en ont besoin, les promoteurs du spectacle aussi, car ça attire du monde, ça donne une bonne image du club. Il y a une vraie hiérarchie dans la manière dont les amateurs de foot conçoivent le supportérisme : le vrai supporter est celui qui se rend au stade."
Que représente pour les supporters le fait de se rendre au stade, de se déplacer, de gravir les marches, de s'asseoir dans les mêmes tribunes tous les week-ends ? Et en quoi cela va-t-il leur manquer cette saison ?
N.H : "C’est un élément important de leur vie. Certains aiment voir le spectacle en direct, d’autres sont là seulement seulement pour la convivialité. Pour les plus engagés, ça fait même partie de leur identité individuelle. C'est un attachement viscéral au lieu que représente le stade, et cet attachement se transmet parfois de génération en génération, ce qui rajoute une dimension affective.
Pour ces gens-là, aller au bar voir le match, ce n'est pas le même type de pratique du tout. Il leur manquera l’expérience charnelle, corporelle, de serrer les amis dans les bras sur les buts, de frapper l'épaule du voisin sur une occasion ou de crier avec le reste de la tribune sur une faute non sifflée."
Vont-ils essayer de recréer ce lieu ailleurs : dans les bars, chez eux ?
N.H : "Ceux qui allaient au stade pour embrasser ou toucher son prochain, disons qu'ils ont pas plus le droit de le faire au bar qu’au stade. Toute cette dimension charnelle du supporterisme est remise en cause. Ce qui vide les matchs de leur sens parfois : certains ne le regarderont même pas d'ailleurs. Ils sont à l'opposé de ces supporters de télévision qui, eux ont beaucoup souffert pendant le confinement car n'avaient pas leur match à regarder à la télé. Quand la Bundesliga a repris, ils se sont jetés dessus pour ne pas avoir à regarder la finale France-Brésil de 1998 une 19e fois. A l'inverse, celui qui va au stade régulièrement a développé une posture militante. Il affirme ne pas vouloir de n’importe quel football. Il préfère se passe de football plutôt que de suivre le foot dans de mauvaises conditions.
Que pensez-vous des supporters virtuels mis en place par la NBA par exemple, ou dans certains stades de football européens ?
N.H : "Les clubs sont en train d’imaginer toutes les solutions, tous les artifices pour faire exister les supporters à distance. Est-ce qu'il y a un risque qu'ils remplacent les vrais supporters un jours ? Je ne sais pas, je ne pense pas. Mais cela peut donner des idées pour des expériences hybrides : avec à la fois des supporters réels et virtuels. Une tribune virtuelle par exemple. Ramener le public à l'intérieur alors qu'il est en dehors (du stade, ndlr)."
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