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NFL : Tom Brady, héros de l'Amérique et légende anachronique

Dans la nuit de dimanche à lundi, Tom Brady va disputer son dixième Super Bowl, devenant à 43 ans le plus âgé à y accéder. Joueur le plus titré de l’histoire de son sport, Brady ne cesse de briser les records et défier le temps. Mais derrière la légende sportive se cache aussi une star de l’image contrôlée et un engagement parfois frileux pour les combats sociaux aux États-Unis.
Article rédigé par Théo Gicquel
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 8 min
Tom Brady (Tampa Bay Buccanneers) le 26 décembre 2020. (LEON HALIP / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

“Si tu es un jeune athlète, que tu fais n'importe quel sport, et que tu ne prends pas exemple sur des gars comme Tom Brady, alors tu es fou.” Le compliment n’est pas anodin quand il provient de celui qui, pour beaucoup, est le plus à même de lui succéder : Patrick Mahomes. Dans la nuit de dimanche à lundi, les deux plus grandes stars actuelles de la NFL vont croiser le fer au Super Bowl, qui se déroulera, pour la première fois de l’histoire, chez l'une des deux équipes sur la pelouse, Tampa Bay. Le plus grand quarterback de l’histoire face au meilleur quarterback actuel, l’histoire a tout de la "success story" comme les Américains en raffolent. 

Si le jeune leader des Kansas City Chiefs, champion en titre et MVP à seulement 25 ans, affole la planète des lanceurs de spirales, il a face à lui l’idole la plus ultime que le sport américain peut aujourd’hui offrir : Tom Brady. Joueur le plus titré de l’histoire avec six victoires au Super Bowl, le quarterback de 43 ans est seul sur sa planète en NFL : il a par exemple remporté plus de victoires en playoffs après ses 35 ans que n’importe quel joueur à ce poste dans toute sa carrière.

Dimanche, il honorera sa dixième participation au Super Bowl, le double de son poursuivant à son poste, John Elway, avec cinq. Pour imager cette hégémonie, Jeff Howe, un journaliste de The Athletic de Boston, l'a résumé simplement : Brady a plus de chances d’aller au Super Bowl que Michael Jordan de rentrer un tir. Tout simplement immense.

Une success story des années 1960

À la lecture, la trajectoire de la carrière de Brady ressemble à celle du héros grec : parti de son fief natal - sa Californie - pour tenter l'aventure dans des contrées obscures - l’industriel Michigan - afin de jouer en université alors qu'il était convoité par des facs plus prestigieuses. "Je voulais jouer contre les meilleurs", avait-il répondu. “L'aventure est toujours et partout un passage au-delà du voile du connu vers l'inconnu. Mais pour quiconque a compétence et courage, le danger disparaît”, expliquait-il dans des propos rapportés par NBC Sports. De 2000 à 2020, vingt ans chez les Patriots de la Nouvelle-Angleterre, dans le fief démocrate du Massachussets qui fut aussi celui des premières colonies. Et finalement un dernier chapitre surprise à Tampa Bay, dans une Floride métissée mais qui penche de plus en plus républicain sous l'impulsion d'un certain Donald Trump, relation devenue encombrante pour Brady ces dernières années.

À l’image, cette trajectoire ressemble donc plus à une "self-made man story" sortie tout droit d’une série à succès américaine. Le "Comeback Kid" - pour sa capacité à être décisif et remonter au score - a gravi les échelons sans jamais croiser d’ornières rédhibitoires sur sa route. La faute à son immense talent. Mais ce dernier lui a donné au fil des années et des victoires une image hermétique, lisse, parfois presque froide.

"C’est le parfait Wasp (White-Anglo Saxon Protestant, soit l’archétype du Protestant anglo-saxon blanc), l’incarnation de l’image américaine de réussite des années 1960", explique Jean-Baptiste Guégan, enseignant spécialiste en géopolitique du sport. "C’est aussi finalement une image dépassée : il est lisse politiquement, il ne s’est pas engagé, il a une vie fabuleuse, mais je n’ai pas l’impression que ce soit le visage de l’Amérique d’aujourd’hui par rapport à Mahomes, qui représente davantage ce que les USA sont en train de devenir."

Une amitié embarrassante avec Trump

Couple glamour avec le mannequin Gisele Bündchen, dynastie sportive aux New England Patriots, gendre idéal de l’Amérique de la mondialisation, Tom Brady a soigneusement construit son image policée, évitant les polémiques politiques aussi rapidement que son œil anticipe les mouvement des défenseurs. "Il n’a aucun intérêt à fragiliser son image : les annonceurs voient en lui un joueur capable d’aller toucher les Wasps possédant un gros revenu et qui ne se reconnaissent pas dans le marketing de la diversité, des marques plus clivantes comme ce qu’est devenu Nike. Il est aussi le produit de son époque", poursuit Jean-Baptiste Guégan.

Point noir pour beaucoup du personnage Brady : son amitié avec Donald Trump, révélée notamment lorsqu’une casquette floquée "Make America Great Again" a été retrouvée dans son vestiaire en 2015. Une casquette donnée par Trump pour Brady au propriétaire des Patriots, Robert Kraft. Une proximité devenue gênante lorsque le milliardaire a brigué sérieusement la présidence, avant d’y accéder en 2016. "Dans mes jeunes années, il m’appelait après certains matches me disant : ‘J’ai vu ton match, allons jouer au golf ensemble’. Donc en 2003 et 2004, nous faisions ça. Mais l’aspect politique est apparu, et c'était inconfortable pour moi. Vous ne pouvez pas défaire des choses - je ne souhaitais pas rompre une amitié - mais le soutien politique est totalement différent de celui d'un ami", justifiait Brady pour éteindre l’incendie lorsque l’affaire Colin Kaepernick (joueur qui a refusé de se lever pendant l'hymne américain afin de dénoncer les violences policières) a embrasé la NFL en 2016, embarrassant beaucoup d’acteurs de la Ligue. 

S'engager à ne pas s'engager

Dans la continuité, le mouvement "Black Lives Matter" a secoué encore plus en profondeur l’édifice si conservateur de la NFL en 2020. Mais à l'inverse de nombreux joueurs de NFL, ou même de la superstar de la NBA LeBron James, Tom Brady n’a que timidement fait part de son soutien : il avait participé en juin 2020 au "Blackout Tuesday", ce mouvement de soutien aux manifestants sur les réseaux sociaux contre le racisme après la mort de George Floyd, signant à la suite une pétition envoyée par la Coalition des joueurs au Congrès demandant la fin de l'immunité policière. Une marque de soutien mais pas un réel engagement.

Brady a toujours soutenu les différents combats sans jamais les épouser bras ouverts, comme lors du "kneeling" (genou au sol pendant l'hymne national) des joueurs, et notamment ceux de son équipe, les Patriots. "Nous supportons les gens face aux difficultés qu'ils traversent. J'ai joué suffisamment longtemps pour savoir que chacun vient d'un milieu différent. Je pense montrer du respect pour chacun dans le vestiaire, avec des coéquipiers qui veulent aller dans le même sens. C'est ça le sport", expliquait-il à Oprah Winfrey en juin 2018.

Une stratégie pour froisser le moins de gens possible, lui qui a toujours prôné de s'engager "pour le leadership" ? "Pour moi, Brady c’est l’Amérique qui est en train de passer. Ça ne changera rien dans le cœur des Américains qui aiment ce sport. Mais pour les autres, il apparaîtra comme l’anti LeBron James : lui s’engage à chaque fois, sans se poser la question de savoir si Kaepernick était chez Nike ou non. Brady, il ne faut surtout pas qu’il prenne position sur les sujets sociaux", constate Jean-Baptiste Guégan.

De son côté, Patrick Mahomes a participé à une vidéo où plusieurs stars noires de la NFL demandaient à la Ligue d'admettre qu'elle avait commis une erreur dans sa réponse aux manifestations pacifiques des joueurs de la NFL contre la brutalité policière et l'oppression systémique. Ils y condamnaient le racisme et ré-affirmaient que "la vie des noirs compte" ("Black Lives Matter"). 

Un engagement salué par la suite par Doug Williams, premier quarterback noir à avoir remporté un Super Bowl en 1987. "L'implication de Mahomes a été énorme. On ne parle pas d'un vétéran de 35 ans. On parle d'un jeune homme qui n'en a même pas 25. Il a été élu MVP, gagné un Super Bowl, et maintenant il fait ça. Pour les plus jeunes qui demandent du changement, ils voient ainsi des jeunes de leur âge comme des exemples à suivre. Cela veut dire beaucoup si Mahomes a demandé à être impliqué dans ce changement", résume-t-il.

Alors que désormais, beaucoup de marques n’hésitent plus à inciter leurs athlètes à s’engager car cela rejaillit sur l’image de l'entreprise, voir Tom Brady, la star la plus incontestable de son sport, rester le plus possible dans les clous est étonnant, à moins que cette posture ne suive une ligne de communication à plus long terme. "Je ne le vois pas s’engager, ou alors sur des causes qui n'entraînent pas de réaction politique. S’il prépare la suite, il faut qu’il soit consensuel", ajoute l’enseignant. 

Quelle trace sociale dans l'histoire ?

Brady l’a bien compris : à 43 ans, il est au crépuscule de sa carrière, et cherche à diviser le moins possible pour soigner sa trace dans l'histoire. Pourquoi devrait-il s’engager après tout ? Sa légende sportive l’a déjà envoyé au panthéon des plus grands sportifs américains, même si son engagement sociétal restera modeste face à Mohammed Ali, Colin Kaepernick ou LeBron James.

"Je pense que lorsqu'on écrira avec quelques années de recul son histoire, resteront les performances statistiques, mais aussi une sorte de légende noire, d’envers du personnage. Mais tout le monde n’est pas Mohammed Ali. Il sera surtout connu pour le sportif, avec ses zones d’ombre et ses aspérités", juge Jean-Baptiste Guéguan.

Dimanche, le héros de l’Amérique défiera la légende en devenir, un passage de témoin entre deux générations, deux hommes, et deux manières de concevoir le football. Le choc au sommet entre l’ancien monde, celui de Brady qui ne jure que par le terrain, et le nouveau, celui de Mahomes, qui épouse son sport mais aussi le reste. 

"Dans le périple du héros, il y a toujours une étape où le héros atteint l’apothéose. C’est lorsque la connaissance, une compréhension et une perception parfaites sont achevées", narre Nora Princiotti, journaliste à The Ringer. "Cela peut lui donner l’immortalité, où cela peut simplement le préparer pour le défi encore plus grand qui l'attend. Ce Super Bowl a un côté mystique puisqu’il met aux prises un joueur avec des attributs physiques supérieurs, Mahomes, contre un autre, Brady, qui a clairement atteint son apothéose. Il va falloir observer lequel va compter le plus."

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