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Marie-Astrid Mence, danseuse professionnelle, victime de racisme : "J'ai quitté la France car je ne correspondais pas à ses critères"

Son rêve était de devenir danseuse de ballet. Malgré son talent, Marie-Astrid Mence s’est confrontée au monde très codifié de la danse classique. Victime de racisme, elle s’est exilée outre-Atlantique, puis outre-Manche, afin de vivre de sa passion. A 27 ans, elle fait maintenant partie d’une compagnie britannique, Ballet Black, créée il y a vingt ans en réponse au manque de danseurs de ballet professionnels noirs et asiatiques au Royaume-Uni.
Article rédigé par Apolline Merle
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 5 min
Marie-Astrid Mence (au centre) lors d'une représentation de Ballet Black, Londres, en mars 2017. (JANE HOBSON/SHUTTERSTOC/SIPA / REX)

Vous avez été confrontée dans votre carrière au racisme dans le milieu de la danse. Que s'est-il passé concrètement ?
Marie-Astrid Mence : "Très tôt, on m'a fait comprendre que c'était très dur en France de placer une danseuse noire dans les compagnies de danse à cause de la symétrie dans les ballets, de l'esthétisme. Qu'être noire sur scène dans Le Lac des Cygnes, par exemple, attirait l’œil du spectateur et que cela n’était pas plaisant. Que mon corps était trop masculin, trop athlétique, et que cela ne faisait pas partie des critères physiques pour une danseuse classique. Ces propos m'ont été répétés durant tout mon parcours et m'ont fortement découragée. 

Que vous disaient vos professeurs ? 
M-A.M : 
Au conservatoire, on m'a toujours dit que j'étais une vraie bosseuse, infatigable, avec une technique parfaite. Des professeurs m'expliquaient : 'On n'a rien à te dire Marie, mais tu n'as pas ta place en France. Pars aux Etats-Unis ou dans les pays anglo-saxons. Ils recherchent des profils comme le tien, qui sortent de l’ordinaire, avec des physiques athlétiques. En France, on n'a pas ces critères'. Ils ne le cachaient pas. Ce n'était pas de mauvaises personnes, c'est juste ancré dans la culture du ballet. 

A 18 ans, j'ai été confrontée à un directeur de compagnie français qui m'a dit : 'Un conseil, il va falloir que tu arrêtes de danser'. Entendre ça quand on commence la danse à l'âge de cinq ans, c'est très perturbant, très dur. J'ai dû m'arrêter à plusieurs reprises, faire des pauses, car j'ai connu des dépressions. Et j'ai finalement quitté la France car je ne correspondais pas aux critères français." 

Durant votre formation, a-t-on clairement essayé de vous décourager de poursuivre votre rêve ? 
M-A.M :
"Oui. Un moment m’a particulièrement marquée. J'avais douze ans et ma professeure, qui m'aimait beaucoup - et c'est ça qui est étrange - m'a dit qu'il fallait que je range mes fesses, sous peine qu’elle me les coupe avec un coutelas. Elle m'a ensuite demandé si je savais ce qu’était un coutelas. Je lui ai répondu que oui : c'est un couteau utilisé pendant la période de l'esclavage aux Antilles pour couper la canne à sucre. Elle m'a répondu : ‘Donc il va falloir ranger tes fesses’. Ce n'était pas qu'une correction technique. En danse classique, ranger ses fesses signifie qu'il faut avoir une bonne posture, ne pas être cambrée, elle a choisi un terme historique très sensible."
 

Mon autre expérience marquante a eu lieu avec un chorégraphe au conservatoire. On revisitait des ballets russes. Des filles de la classe avaient été choisies pour être ces femmes très sensuelles, délicates et séductrices. Quant à moi, ce chorégraphe m'a dit qu'il ne savait pas où me mettre parce que j'avais un corps trop athlétique, trop masculin. Il m'a donc fait passer le casting avec les hommes et j'ai été travestie en homme. J'étais la seule dans ce cas-là. A cette époque, j’étais une adolescente, en pleine construction de mon identité. Ç'a été très dur d'en parler."

Selon vous, pourquoi ces mentalités persistent-elles dans le milieu de la danse classique ?
M-A.M :
"Déjà, c'est un milieu très élitiste de par le prix. Un cours de danse coûte très cher, le matériel aussi. Si on veut rentrer dans une grande institution, il faut s'investir à fond et ça veut dire prendre des cours particuliers, avoir de super équipements, ce qui demande beaucoup d'efforts financiers aux familles. Je ne dirai pas que toutes les populations noires en France sont issues d'un milieu social pauvre, mais beaucoup sont d'origines modestes, ou considèrent même que l'art n'a pas sa place dans la culture de la famille.

Par ailleurs, en raison du manque de présence de danseurs et danseuses classiques noirs, peu de personnes noires s'engagent dans ce milieu. Si on arrive à intégrer les plus grandes écoles françaises - que ce soit à l'Opéra de Paris ou au conservatoire -, on nous encourage à bifurquer dans le contemporain, le jazz, la comédie musicale et le cabaret. On considère qu'on est des personnes qui bougent bien, qui ont le rythme dans le sang. Beaucoup changent de carrière car ils sentent que c'est impossible pour eux de percer. La seule issue est l'étranger."

Avez-vous remarqué un changement de mentalité dernièrement ?
M-A.M :
 "Oui, les choses changent doucement. Avec ma compagnie Ballet black, on a créé il y a trois ans la pointe marron, avec la marque Freed, qui a ouvert les yeux à toute l'industrie artistique de la danse. C'était bizarre de ne pas trouver de pointe marron, ou de pointe bronze, car même les personnes de couleur blanche n'ont pas le même teint que les pointes roses. Le mouvement commence à toucher la France, plusieurs marques y réfléchissent. Rien que cela montre qu'il y a une présence noire dans le monde du classique.

Par ailleurs, ma compagnie a été créée car il n'y avait pas de danseurs de couleur embauchés dans les compagnies classiques. Ma directrice leur a donné une compagnie pour que les jeunes générations soient visibles. Elle existe depuis maintenant vingt ans et elle montre que des danseurs noirs réussissent et sont aussi doués que les autres. C'est bien de donner des cours, mais c'est mieux de se voir représenter sur les plus grandes scènes du monde. Je pense que le déclic se fait aussi par ce biais."

On parle des danseurs, mais en France, le public qui se rend à l’Opéra est lui aussi encore majoritairement "blanc"...
M-A.M :
 "Tout à fait, et je ne vois ça qu'en France. Je suis toujours choquée par ce manque de diversité dans le public en France. Et quand je vais à l'Opéra, je suis toujours aussi surprise du prix si élevé, ce n’est pas normal. A Londres, le public est très divers et c'est sûrement dû à la diversité au sein des compagnies. Il y a une demande et c'est très bizarre que la France ne se soit pas emparée de cela. "

En France, il n’y a jamais eu de danseur ou danseuse étoile de couleur. Souhaiteriez-vous voir cela réparé ?
M-A.M : "C'est une question compliquée. Je n'ai pas envie de voir une danseuse de couleur devenir étoile pour des raisons politiques. Aujourd’hui, on essaie d'introduire le terme de quota et c'est dangereux parce que jusqu'où est-on noir, jusqu’où est-on blanc ? Aussi, les quotas sont financés par le gouvernement et de nombreuses compagnies embauchent des danseurs noirs, mais ne les utilisent pas, alors qu'ils reçoivent un financement de l'État.

Bien sûr que j'aimerais voir une danseuse étoile noire. Ce qui m'a permis de continuer, à 18 ans, c'est de voir Misty Copeland (danseuse classique et première danseuse étoile noire américaine, ndlr). A l’époque, j'étais persuadée me battre seule tellement il y avait peu de danseuses classiques noires. Pourtant, on en a besoin, encore plus en France, mais je pense que ça doit être fait d'une bonne manière, pas seulement pour le marketing et le politique." 

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