La musculation va-t-elle freiner la carrière de certains joueurs de foot ?
"Vous avez vu ces footballeurs avec des biceps de boxeurs? A quoi ils servent? Un footballeur n'a pas besoin de ces muscles-là, ils ne lui servent à rien". En 2010, alors préparateur physique du Lokomotiv Moscou, l'Italien Vincenzo Pincolini ne goûtait que très peu le virage entrepris par le football. Il y a dix ans, celui qui a travaillé aux côtés d'Arrigo Sacchi et de Marcelo Lippi craignait l'arrivée prochaine d'une ère des footballeurs bodybuilders. En 2020, cette ère n'a pas encore lieu d'être mais de plus en plus de joueurs opèrent des transformations physiques rapides, voire brutales.
L'ère des transformations
Lors de la récente reprise des entraînements dans les clubs de Ligue 1, des clichés de Thilo Kehrer à Paris ou encore de Bouna Sarr à Marseille ont surpris. Les deux hommes sont revenus du confinement avec des biceps fièrement congestionnés et gonflés comme jamais. Confinés, ils ont dû revoir leur programme d’entraînement. “Tout ce qu’ils pouvaient faire pour s’entraîner devait se circonscrire à un espace réduit, de quoi favoriser les exercices de musculation”, analyse Edouard Lipka, ex-médecin des équipes de France pendant plus de 40 ans.
Ces transformations physiques s’ajoutent à une liste de plus en plus longue de footballeurs passés par une prise de masse conséquente. Pour la majorité d'entre eux, cet effort a eu des effets bénéfiques sur le terrain. Le quintuple ballon d’or Cristiano Ronaldo en est la preuve la plus concrète. Pour d’autres, se pose la question d’éventuels effets indésirables, avec d’un côté une baisse des performances, voire une perte de qualités premières, et de l’autre un risque de blessure accru.
Le manque de rendement de Gareth Bale au Real Madrid est régulièrement associé à sa transformation physique. Par ailleurs, le Gallois s’est blessé 21 fois depuis son arrivée en Espagne en 2013, manquant 84 matches à cause d’un souci de santé. Récemment, c’est l’exemple de Mohamed Salah qui suscite les interrogations. L'Égyptien a gagné beaucoup de masse musculaire, notamment sur le haut du corps, et semble beaucoup moins vif sur les appuis que lors de sa première saison à Liverpool. En tout cas, celui qui était clairement le maillon fort des Reds n’est plus que l’un des membres d’un trio offensif infernal. De 44 buts marqués toutes compétitions confondues en 2017/18, Salah en est “seulement” à 21 au crépuscule de cette saison.
Quelques dérives, une tendance globalement positive
Imputer une baisse de performance d’un joueur à un effort de musculation est “un phénomène très récent” explique le docteur Lipka. S’il ne se prononce pas sur le cas Mohamed Salah, Olivier Allain, préparateur physique dans la région lyonnaise, confirme qu’il s’agit d’une réalité. “Sans maîtrise, la puissance n’est rien. A partir du moment où vous mettez plus de charges sur le haut du corps, et qu’en bas vous restez au même niveau, irrémédiablement vous devenez moins rapide”, analyse celui qui travaille aux côtés de sportifs au sein de sa structure Boax. “Quand la musculation est mal faite, elle peut affecter les qualités intrinsèques d'un joueur”, le rejoint Djoumin Sangaré, ex-joueur reconverti physiothérapeute en Angleterre.
Les deux spécialistes tiennent à clarifier les choses. La musculation ne saurait être jugée responsable de la baisse de performances d’un joueur ou de sa vulnérabilité physique, c’est la manière dont elle est appréhendée et pratiquée qui peut poser problème. “La musculation est un outil essentiel, qui doit préparer au mieux un joueur aux contraintes qu’il va rencontrer en compétition. Elle doit permettre d'être le plus performant possible le plus longtemps possible dans une carrière”, insiste Olivier Allain. Djoumin Sangaré évoque “un outil de prévention” avant tout. L’imaginer uniquement comme un biais de prise de masse, un soulèvement de fonte effréné, est réducteur.
Aucun des spécialistes interrogés ne se veut alarmiste face à la multiplication des transformations physiques chez les joueurs de foot, au contraire. Interrogé sur l’exemple de Bouna Sarr et de ses nouveaux bras, Olivier Allain pense que cette transformation devrait lui offrir de nombreux bénéfices. “En plus de pouvoir participer à la propulsion lors des démarrages et d’augmenter sa densité dans les protections de balle, elle peut être révélatrice d’une bonne harmonie musculaire générale”, analyse le préparateur physique, s’appuyant sur le scientifique David Hürzeler, d’après lequel la force acquise dans les mains se répercute sur la force générale du corps.
Un défi minutieux à relever
“Aujourd’hui, la musculation est mieux appréhendée”, note Allain. Des moyens technologiques considérables (capteurs de puissance, GPS…) sont désormais à la disposition des clubs et le préparateur physique est devenu un membre du staff à part entière. “Ça ne fait que 5, 6 ans que c’est comme ça”, explique Sangaré, qui a bien connu les différentes divisions professionnelles en Angleterre en tant que joueur. Les deux louent également le fait que de plus en plus de joueurs s'entourent de préparateurs physiques personnels, signe de la prise de conscience jusqu’aux plus jeunes de l’importance de la musculation.
Tout cela ne garantit pas l'absence totale de dérives. "La musculation demande un suivi personnalisé et sur le long terme", insiste Olivier Allain. "Personne n'ira voir Neymar pour lui dire : 'vas-y soulève, soulève !'. S'il le fait, il risque de perdre ce qui fait son jeu et sa fluidité", prend en exemple Djoumin Sangaré. Il y a tout un travail d'adaptation et de dosage à effectuer et plein de facteurs invisibles (dont l'hygiène alimentaire ou l'hygiène sommeil) peuvent perturber la préparation physique. C'est pourquoi il ne faut pas prendre à la légère la musculation.
"C’est comme avoir un nouvel habit. Il faut s’y faire et apprendre à bouger avec"
Olivier Allainà France info
Si les coaches personnels prennent de plus en plus de place dans l'entourage des joueurs de foot, certains n'ont pas toutes les qualifications requises pour aider leur protégé. "Certains mecs qui n'ont pas de diplômes et qui aiment bien la salle parce qu'ils ont des gros pectoraux vont suivre leur pote professionnel partout, sans être à même de pouvoir l'aider", reconnaît Djoumin Sangaré, qui devait assister Alassane Pléa ou encore Karl Toko Ekambi cet été avant que la pandémie de Covid-19 ne jette ses plans à la poubelle.
La tentation esthétique
Sangaré et Allain notent aussi l'importance de l'apparence chez les jeunes joueurs. "Pour la génération YouTube, si tu as un beau corps avec des gros pecs et des abdos saillants, tu as plus de chances d'avoir la pastille (certification sur les réseaux sociaux, ndlr) et d'avoir beaucoup de followers", reconnaît Sangaré. L'écho de réseaux sociaux comme Instagram, réseau social préféré des footballeurs, ne fait qu'appuyer cette tendance, qui peut avoir l'effet pour certains de faire passer l'optimisation athlétique derrière l'assouvissement d'un désir narcissique.
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D'autres facteurs peuvent perturber une préparation athlétique. Il est difficile pour chaque club de trouver le meilleur programme pour chacun de ses joueurs et de tout superviser sur le long terme. Le staff du PSG, bien que très qualifié et reconnu dans le milieu, a été pointé du doigt cette saison à cause d'une recrudescence de blessures musculaires, note Djoumin Sangaré. La vérité est, qu'en dépit des progrès scientifiques et technologiques, les préparateurs physiques ne savent pas tout et ne maîtrisent pas tout.
Un joueur peut très bien avoir suivi le programme de musculation le plus adapté à son profil, il ne doit pas perdre de vue la réalité du terrain. "Augmenter sa masse musculaire ne veut pas dire qu’on va pouvoir l’utiliser à bon escient. C’est comme avoir un nouvel habit, un nouveau corps. Il faut s’y faire et apprendre à bouger avec. La conscientisation du travail de musculation est très importante", prévient Olivier Allain. Pour savoir si leur transformation aura été bénéfique, il faudra de toute façon attendre de voir Bouna Sarr et Thilo Kehrer sur un plan compétitif.
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