"Avec le Leeds United de Marcelo Bielsa, la Premier League sera mémorable" : El Loco raconté par son ancien traducteur
Vous écrivez dans les premières pages "qu'aucun amateur de la beauté et de la noblesse ne peut rester indifférent à l'art proposé" par Marcelo Bielsa. Votre livre y répond en de nombreuses pages, mais si vous deviez synthétiser la pensée bielsiste en quelques phrases, comment la décririez-vous ?
Salim Lamrani : "Marcelo Bielsa vit pour le football qui est le sport favori des petites gens car, comme disait Pier Paolo Pasolini, il permet 'de redonner de la dignité à ceux qui n’ont rien'. C’est un amoureux du jeu offensif et il est intimement convaincu que les supporters ont droit, en plus des résultats, à la beauté. Son style de jeu est basé sur la possession, le pressing permanent, la couverture collective, les transitions rapides, les changements de rythme, les mouvements à haute intensité, la multiplication des passes appuyées et l’attaque constante.
Il ne sous-estime pas non plus la capacité qu’offre le football en tant que vecteur de cohésion sociale et transmetteur de valeurs tels que l’esprit de sacrifice, l’abnégation, la solidarité avec le coéquipier qui fait face à une difficulté, la générosité dans l’effort et la loyauté dans la compétition. Par ailleurs, il n’est pas disposé à sacrifier son style basé sur l’expression collective sur l’autel du dogme du résultat. Les principes ne sont pas négociables et le beau jeu est le principe fondateur de la philosophie bielsiste."
En France, Marcelo Bielsa a laissé un souvenir ambivalent. Beaucoup le remercient pour les émotions qu'il a procurées, d'autres remettent totalement en question sa compétence en tant qu'entraîneur, sous couvert d'un manque de trophées et de résultats pas assez clinquants. Cette pensée est-elle propre aux Français ? L'avez-vous sentie en Angleterre ?
SL : "Basons-nous sur des faits. Marcelo Bielsa a remporté à trois reprises le titre de champion en Argentine avec des équipes relativement modestes en termes de palmarès, telles que Newell’s Old Boys en 1991 et en 1992 et Veléz Sarfied en 1998. Il n’était pas à la tête de River Plate ou de Boca Juniors. Par la suite, en 2004, il a remporté les Jeux Olympiques avec la sélection argentine, permettant ainsi à son pays d’obtenir pour la première fois la médaille d’or. En outre, il a atteint la finale de la Copa Libertadores en 1992, qu’il a perdue aux tirs au but où le principal élément influent est le hasard.
Il convient de rappeler que pour l’Amérique latine, la Copa Libertadores est l’équivalent de la Ligue des Champions en Europe. Marcelo Bielsa a également été finaliste de la Copa América en 2004 qui est l’équivalent du Championnat d’Europe des nations. Avec l’Athletic Bilbao, à la tête d’une équipe modeste, il a atteint la finale de la Ligue Europa et de la Coupe du Roi en 2012. Enfin, avec Leeds United, il a obtenu le titre de champion de deuxième division, permettant ainsi au club de retrouver la Terre promise après une longue traversée du désert de 16 ans, en battant le record du nombre de points obtenus par les Whites.
Il y a peu d’entraîneurs dans le championnat de France qui disposent d’un tel palmarès. Ni celui du PSG, ni celui de Lyon, ni celui de Monaco, ni celui de Saint-Etienne. Celui qui s’en rapproche est André Villas-Boas, l’entraîneur de l’Olympique de Marseille. En Angleterre, à part Pep Guardiola, José Mourinho, Carlo Ancelotti et Jürgen Klopp, aucun technicien en activité n’a gagné plus de trophées que lui. Rappelons une nouvelle fois qu’à part avec la sélection argentine, Marcelo Bielsa a toujours dirigé des équipes avec des effectifs relativement modestes."
N'y a-t-il pas une fracture plus globale, entre la conception universitaire/intellectualisée du football et une autre vision, plus répandue, pragmatique face aux résultats, plus attachée aux conséquences qu'au procédé qui en découle ?
SL : "Pep Guardiola dit à juste titre que l’influence d’un entraîneur est au moins aussi importante que les titres conquis. En ce sens, il est indéniable que Marcelo Bielsa a marqué l’histoire du sport le plus populaire au monde par sa philosophie et son style. Les grandes figures de l’univers footballistique le citent en exemple parce que ses idées sont pour beaucoup une source d’inspiration.
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Les supporters vont au stade d’abord et avant tout pour vivre des émotions. Partout où Marcelo Bielsa a disposé du temps nécessaire pour développer sa philosophie de jeu, il a laissé des souvenirs indélébiles aux amateurs du ballon rond, que ce soit en Argentine, au Chili, en Espagne, en France ou en Angleterre. Les supporters de Leeds United vont au stade en raison de leur amour indéfectible pour leur maillot, mais également parce qu’ils s’identifient au football de leur entraîneur qui reste fidèle à son idée de jeu, quel que soit l’adversaire. Nous avons tous en mémoire le magnifique match joué par Leeds United à l’Emirates Stadium contre Arsenal en Coupe en janvier dernier. La première mi-temps avait été extraordinaire.
On évalue un entraîneur à sa capacité à tirer le maximum de ses joueurs et à les mettre dans les conditions d’utiliser l’intégralité de leurs capacités footballistiques. Il est indéniable que Marcelo Bielsa dispose de cette faculté spéciale qui lui permet de tirer la quintessence de son effectif. Partout où il est passé, son travail a permis par la suite à de nombreux joueurs de signer dans de grands clubs."
De votre position, comment expliquez-vous la défiance d'une part du public français, notamment après son court passage à Lille ?
SL : "Il me semble que tous les amoureux du ballon rond sont sensibles à la beauté du football de Marcelo Bielsa et à la noblesse des ressources utilisées pour en permettre l’expression. Tous les supporters des clubs dans lesquels il a pu réaliser son travail dans de bonnes conditions gardent un souvenir ému de son passage et conservent dans un coin de leur mémoire les émotions indélébiles procurées lors de matchs souvent épiques. Les supporters de l’Olympique de Marseille sont unanimes pour dire que son épopée bleue et blanche leur a procurés du bonheur. Certains entraîneurs laissent sur leur passage quelque chose de plus important que les titres. Ils lèguent des émotions. Et Marcelo Bielsa en fait partie."
Et pour ce qui est de la mentalité des joueurs. Vous reprenez une citation de Marcelo Bielsa qui loue 'la mentalité du joueur anglais'. Y avait-il une différence avec le vestiaire à Lille ?
SL : "Le groupe de joueurs que Marcelo Bielsa a dirigé à Lille était d’une grande qualité professionnelle et humaine. Il a été fidèle à l’entraîneur jusqu’aux ultimes instants. Je garde encore en mémoire le souvenir ému de Yassine Benzia qui était incertain pour un match de grande importance à Metz et qui était allé voir Marcelo Bielsa pour lui dire qu’il était prêt à jouer, même si cela devait aggraver sa lésion.
A Leeds United, en plus de mon rôle d’interprète, j’occupais la fonction de discipline coach, c’est-à-dire de médiateur/psychologue chargé de l’attention aux joueurs et de la prévention de conflits. J’ai été en contact permanent avec l’effectif et j’ai pu apprécier son professionnalisme louable et ses grandes qualités humaines. Le vestiaire était très cosmopolite puisque y étaient représentées les nationalités anglaise, irlandaise, écossaise, espagnole, suisse, italienne, polonaise et macédonienne. Si je ne devais en citer qu’un, je mentionnerais l’Italo-suisse Gaetano Berardi qui est un modèle de joueur professionnel."
Marcelo Bielsa a-t-il lu votre livre?
Salim Lamrani : "Il a naturellement reçu une copie du manuscrit. Mais connaissant son emploi du temps, je ne crois pas qu’il ait eu le temps de le lire. Toute son énergie était concentrée sur son équipe et l’objectif de la remontée en première division. En revanche, Rafael Bielsa, son frère et avocat, qui est aussi un ami qui a l’habitude de jeter un œil à mes travaux, l’a lu en intégralité et m’a fait l’honneur de rédiger une magnifique préface. J’en profite également pour remercier Didier Roustan pour son beau texte de préambule."
Dans votre ouvrage vous décrivez un groupe de joueurs particulièrement doués et dans la bonne disposition mentale. En conclusion, vous vous adressez directement à eux par ces mots : 'bientôt vous retrouverez la terre promise'. Que doit-on attendre de Leeds en Premier League ?
SL : "Sous la direction de Marcelo Bielsa, Leeds va rester fidèle à son style offensif et affronter tous les adversaires, quels qu’ils soient, sans complexe, que ce soit à domicile ou à l’extérieur. Liverpool-Leeds est une affiche fabuleuse et une chose est sûre : les coéquipiers de Liam Cooper fouleront la pelouse d’Anfield Road pour remporter les trois points et chercheront à imposer leur style en ayant la possession du ballon et en jouant dans le camp adverse.
Kalvin Phillips reste le plus grand jeune talent de l’équipe. Il faudra également garder un œil sur le jeune Jamie Shackleton. Marcelo Bielsa dispose de cette vertu indéfinissable qui permet de convaincre les joueurs qu’ils peuvent gagner contre n’importe quel adversaire. La Premier League avec le Leeds United de Marcelo Bielsa sera mémorable. L’objectif premier reste évidemment le maintien. Néanmoins, je pense que l’équipe dispose des qualités nécessaires pour finir entre la 8e et la 12e place."
Témoin privilégié des aventures de Marcelo Bielsa à Lille (septembre-novembre 2017) et lors de sa première saison avec Leeds United (2018/19), en tant que traducteur et psychologue, l'universitaire Salim Lamrani a publié Le football selon Marcelo Bielsa : retour sur l'extraordinaire épopée à Leeds United aux éditions Marabout (19€90).
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