"Cette saison va marginaliser le supporter de stade" : à quoi va ressembler le supporter post-covid ?
5000 places occupées. C’est la jauge permise par la LFP dans les stades de Ligue 1 cette saison. En deux journées, un match a déjà eu lieu à huis clos, rabaissant ainsi cette jauge à un cinglant zéro pointé pour les billetteries des clubs concernés. Sans public, le foot se réinvente : ambiance artificielle, journées étalées sur plusieurs semaines, chaînes télé satisfaites. Mais sans stade, les supporters font-ils toujours partie du foot ? Certains ultras ont déjà indiqué qu’ils refusaient ces conditions, qu’ils n’iraient pas au stade tant que la situation sanitaire n'était "pas compatible avec l'exercice de leur passion".
L’expérience du stade perdue
Les communiqués des ultras expliquant leur absence des stades en ce début de saison montraient à quel point les mesures sanitaires affectaient leurs traditions, et ce, quel que soit le club. A Nantes, par exemple, ils ont renoncé à se rendre au stade en l'état actuel des choses. "Nous entendons ces mesures et nous les respectons", a assuré la Brigade Loire de Nantes dans un communiqué sur son site internet. Mais elles "nous paraissent incompatibles avec notre mode de supportérisme". Du côté du Kop de Lorient, on affirme que "la distanciation diminue (...) l'effet d'effervescence que l'on peut avoir dans un groupe Ultra en temps normal".
La seule présence au stade ne suffit donc pas pour ces supporters, et c’est exactement ce à quoi leur invite cette Ligue 1 post-covid. Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste du supporterisme, le confirme : "Il leur manquera toujours l’expérience charnelle, corporelle, de serrer les amis dans les bras sur les buts, de frapper l'épaule du voisin sur une occasion ou de crier avec le reste de la tribune sur une faute non sifflée."
"Voir le match au stade fait partie de leur identité individuelle"
Le football est pour eux un spectacle pour lequel ils sont des acteurs à part entière, au même titre que les joueurs et les arbitres. Les empêcher de se mettre ensemble, en bloc, comme à leur habitude, c’est fausser leur rôle. "L’important pour eux est dans cet espace (le stade, ndlr), explique ainsi Michel Raspaud, sociologue auteur de plusieurs travaux sur le supporterisme. C’est comme la tragédie classique, il leur faut une unité de lieu, de temps et d’action. Un match avec de la distance sociale pour eux ça n’est plus l’essence du match telle qu’ils la vivent, pas plus qu’un match ailleurs, dans un bar par exemple".
Cette expérience particulière du stade, ils ne peuvent pas la reproduire ailleurs, que ce soit dans des bars ou chez eux. "Voir le match au stade est un élément important de leur vie, explique ainsi Nicolas Hourcade. Pour les plus engagés, ça fait même partie de leur identité individuelle. C'est un attachement viscéral au lieu que représente le stade, et cet attachement se transmet parfois de génération en génération, ce qui rajoute une dimension affective".
Pourtant certains d’entre eux ont fait le choix de sortir de l’enceinte. Les quelques groupes ultras que nous avons interrogés n’ont pas souhaité s’exprimer officiellement sur la question, mais ils envisagent de mettre en place une routine de visionnage des matches au local du groupe pour certains, dans un bar spécifique pour d’autres.
Au royaume du supporter de télévision
Ils rejoindront ainsi l’autre versant du supporterisme, celui dont on parle moins alors qu’il est largement majoritaire et essentiel à l’économie du football : le supporter à distance. Ceux qui bâtissent un stade alternatif autour des bars diffusant les matches, des QG de clubs, ou même dans leur salon : eux devraient connaître une année moins chamboulée par le coronavirus. Ce sont eux qui, depuis plusieurs années, constituent le véritable joyau à polir pour les clubs professionnels soucieux de faire gonfler leurs revenus de sponsoring. Ainsi Sylvio Berlusconi avait-il opposé les ultras de son club, le Milan AC, aux "simples" supporters devant leur télé, suggérant que ces derniers étaient les plus importants : "Pour un club de football, ceux qui rapportent le plus sont ceux qui restent devant leur télé".
Qui sont-ils, et comment vont-ils "profiter", en quelque sorte, de la situation actuelle, même si comme l’indique Michel Raspaud, "personne ne se réjouit de stade vide" ? Pour ces supporters, "l'expérience se vit mieux devant un écran, chez soi ou dans un bar, estime Nicolas Hourcade. Ils disent souvent 'de toute façon on voit mieux à la télé'. Quand ils sont au stade, ils se sentent perdus, n'ont pas de ralenti, pas de gros plan comme ils en ont l'habitude. Ils n'ont pas appris à regarder un match dans un stade, où leur regard n'est pas guidé par l'objectif".
Or, si les clubs vont perdre la plupart de leurs revenus liés aux supporters de stade (que ce soit la billetterie ou la consommation autour du stade), ils vont conserver ceux générés par les supporters à distance. "Les supporters du PSG qui résident en Chine vont continuer à acheter des maillots" comme le rappelle Patrick Mignon, et vont indirectement continuer à participer à l'économie du club. Dans un article publié en 2009 intitulé Les territoires du football : l'espace des supporters à distance", le sociologue Ludovic Lestrelin montre à quel point les clubs ont mené "d’ambitieuses politiques commerciales" pour "élargir l’aire de recrutement de leurs supporters jusqu’au niveau mondial". Matches d’exhibition sur tous les continents, projets "d’exportation", stages, campagnes de promo internationales : les clubs à vocation internationale tels quel le PSG et l'OL mettent les moyens pour élargir le socle de supporters, et ainsi, indirectement, diluer l'influence des supporters de stade. "Est-ce que les clubs vont se battre pour les supporters de stade comme les directeurs de théâtre pour leur spectateurs, c'est-à-dire refuser de relancer le spectacle sans public ? se demande Patrick Mignon. Certains clubs ont dit non : il fallait continuer coûte que coûte".
Il s'agirait donc pour les clubs de jouer des matches sans ou avec très peu de public, pour nourrir les besoins d'un autre public, plus nombreux, plus rentable, plus stable. Le rapport de force entre les supporters "ultras" et le club n'est pas nouveau. En revanche, le paramètre des supporters à distance pourrait n'avoir jamais été si prégnant dans cette lutte, au vu des circonstances.
La menace de l'ambiance artificielle
Même la démarche de certains ultras de refuser la jauge des 5000 et de déserter les stades, peut se voir à l’aune de ce rapport entre deux publics aux intérêts opposés. En partant du principe que l’absence peut créer le manque, les ultras pourraient miser sur une prise de conscience des clubs : même les droits télé dépendent d’eux, puisque sans ambiance, un match à la télé n’a que peu de saveur. "Ils se disent : ils vont voir que le stade est moins vivant sans nous" estime Patrick Mignon. Mais cette désertion volontaire pourrait vite se retourner contre eux, comme l’explique le sociologue : "Aujourd’hui, avec la crise actuelle et les stades vides, c’est l’occasion pour les départements marketing des clubs de se poser la question : 'qu’apportent les supporters ultras dans un stade de football ?' Je vois très bien se poser ces questions. 'Que nous apportent les supporters, de quoi ils nous ont privé, et est-ce qu’on a vraiment besoin d’eux ?' "
De là à imaginer un football sans public ? Pour Nicolas Hourcade, il n’est pas si absurde de l’envisager du point de vue des clubs. "Pour des raisons économiques, le football, contrairement au rugby par exemple, sport dans lequel la billetterie représente une large part des revenus, peut envisager de se passer de public dans le stade. Si la crise sanitaire dure, on peut imaginer que l’industrie du football se repense, et crée des spectacles sans public."
Car en attendant un éventuel vaccin et la fin de la crise sanitaire, l’inventivité et l’énergie créative de l’industrie du sport se reportent justement sur la manière dont il est possible de compenser l’absence des supporters. En NBA par exemple, les innovations en termes d’ambiance factice se multiplient à mesure que les play-offs avancent. On voit apparaître des équipes d’ingénieurs dédiés à imiter du mieux possible les réactions d’un public. Les tribunes virtuelles, peuplées de ces supporters à distance (entre autres, la famille des joueurs, qui trouve là un bon moyen de soutenir leur proche sportif sans avoir à faire le déplacement), font de plus en plus illusion. En football, ces fans virtuels ont aussi été testés et pourraient l’être de plus en plus à l’avenir. "Les clubs sont en train d’imaginer des solutions pour faire exister les supporters à distance. Est-ce qu'il y a un risque qu'ils remplacent un jour les supporters présents au stade ? Non, si les conditions sanitaires redeviennent normales. Si la crise perdure, c'est possible".
"Le public présent dans les stades est à la fois indispensable et dispensable"
Le pas du stade sans spectateurs est tout de même immense à franchir. Même si ce sont les droits tv qui priment dans l’économie du football, les supporters de stade apportent au club une image dont ils pourraient difficilement se passer. Les tifos, les scènes de liesse, l’esprit-même d’un club soutenu en bloc par ses supporters confèrent à l’institution un prestige difficilement substituable. "Même si la billetterie devient minoritaire, il y a aussi l’enjeu d’image. A la fois pour le club et pour la ville : un club soutenu par ses supporters est une ressource symbolique immense", explique Patrick Mignon. "C’est une situation passionnante car on s’aperçoit que le public présent au stade est à la fois indispensable et dispensable, estime de son côté Nicolas Hourcade. Indispensable car on s’aperçoit qu’il manque. Tout le monde dit qu’il manque quelque chose, que le spectacle n’est plus le même, les joueurs disent que ce n’est pas normal, le téléspectateur aussi. Et en même temps on crée des artifices pour pouvoir se passer de ce public".
Tout dépendra peut-être de la durée du virus. Si les choses rentrent dans l’ordre dans quelques mois, les habitudes pourraient vite revenir. Si en revanche les clubs doivent s’adapter sur plusieurs années, les stades tels qu’on les connaît pourraient en ressortir changés. "Certains organisateurs pourraient être tentés par des expériences hybrides : avec à la fois des supporters réels et virtuels, tente Nicolas Hourcade. Une tribune virtuelle par exemple. Pour ramener le public à l’intérieur du stade, alors qu’il est en dehors".
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