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Le jour où Brandi Chastain a tombé le maillot en finale de la Coupe du monde féminine : dans les coulisses d'une photo historique

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
L'Américaine Brandi Chastain fête son tir au but victorieux offrant la Coupe du monde féminine aux Etats-Unis, au Rose Bowl de Pasadena (Californie), le 10 juillet 1999. (HECTOR MATA / AFP)

C'est l'histoire d'une photo qui n'aurait jamais dû pouvoir être prise, si l'on avait respecté le règlement, les règles de sécurité, les consignes pré-établies et une certaine logique.

"Je n'en ai presque pas dormi pendant le mois qui a suivi." Dur d'être la vedette de LA photo qui a marqué l'histoire du foot féminin. Le 10 juillet 1999, dans la fournaise du Rose Bowl de Pasadena (Californie), l'Américaine Brandi Chastain frappe le tir au but qui envoie les Etats-Unis au paradis (0-0, 5-4 tab face à la Chine en finale de la Coupe du monde). Elle explose de joie et arrache son maillot, face aux photographes. L'un deux, Robert Beck, prend la photo qui restera dans l'histoire du foot féminin. Et pourtant, ce cliché n'aurait jamais dû être possible : ce penalty n'aurait jamais dû être décisif, le photographe, qui ne connaissait rien au ballon rond, n'aurait jamais dû être là, sa photo aurait dû être ratée et Brandi Chastain n'aurait jamais dû tirer. Allez savoir à quoi ça tient, un cliché iconique...

Sauvés par le gong

"J'avais déjà vu... quoi ? Deux ou trois matchs de football ? Pas plus". N'insistez pas, le truc de Robert Beck, c'est le surf. Quand le magazine américain Sports Illustrated le colle sur la couverture de la finale de la Coupe du monde, c'est surtout parce qu'il est du coin, et parce qu'on veut avant tout qu'il canarde le président Clinton en tribune officielle. Seulement voilà, Bill se fait attendre. "J'ai raté toute la première période", sourit Beck. Soucieux de mettre toutes les chances de son côté, ce dernier a embauché un assistant pour la soirée, un jeune entraîneur de foot d'une équipe locale, Todd McCurran, qui raconte : "J'ai fait le pied de grue pendant 45 minutes". Heureusement pour eux – et pour Bill Clinton –, il ne se passe pas grand-chose dans cette finale crispée. Les Chinoises sont écrasées par la chaleur (40 °C dans ce match disputé à la mi-journée) et les Américaines, par la pression d'une première finale mondiale en Mondovision devant 90 000 supporters.

La star américaine Mia Hamm à la lutte sur un ballon avec la défenseuse chinoise Fan Yunjie, en finale de la Coupe du monde, le 10 juillet 1999 à Padadena (Californie). (HECTOR MATA / AFP)

"A la fin de la prolongation, j'ai fait signe à Robert qu'il allait y avoir des tirs au but, et qu'on ferait bien de bouger de notre position", se souvient McCurran, l'assistant censé guider Robert Beck. Le photographe n'a pas le temps de se faire expliquer la règle bizarre de ce sport européen compliqué, que son jeune assistant remballe appareils, objectifs et pellicules et commence à traverser le stade.

Les photographes installés du bon côté s'entassent déjà derrière les barrières publicitaires, près des poteaux de corner. Il faut trouver autre chose. Là, un espace... juste derrière le but. "On commence à s'installer, à déballer le matériel. Je teste les zooms pour qu'on voie le moins possible les mailles du filet...", détaille Robert Beck. Flairant le bon coup, des collègues s'installent dans le secteur. Le gars du Los Angeles Times, entre autres, qui demande à Beck : "Mais on a vraiment le droit d'être là ?" Le Californien répond : "Mec, j'en sais vraiment rien."

"C'était une autre époque, avant le 11-Septembre, quand les grands événements n'étaient pas aussi cadenassés qu'aujourd'hui. On avait traversé tout le terrain sans croiser le moindre type de la sécurité nous demandant ce qu'on faisait là", sourit Todd McCurran. Les équipes chargées de la sécurité finissent par se réveiller, et expulsent un par un les reporters qui se retrouvent dans le champ des caméras. Beck et McCurran sont littéralement sauvés par le gong. C'est au moment où ils commençaient à ranger leur matériel, après de vaines palabres, que la première tireuse chinoise pose son ballon sur le point de penalty. La séance de tirs au but commence. Plus question de remballer. Le préposé à la sécurité éructe : "Vous ne bougez plus !"

Filouterie sur penalty

Les équipes sont à égalité, avec deux tirs au but marqués chacune, quand la milieu de terrain Liu Ying prend cinq pas d'élan... et voit sa frappe déviée hors des cages par la gardienne américaine Briana Scurry. "Le langage corporel [de la frappeuse chinoise] trahissait le fait qu'elle était morte de peur", sourit l'explosive gardienne. Le souci, c'est qu'il est écrit noir sur blanc dans le règlement que le gardien doit se tenir sur sa ligne de but au moment du tir. Or au moment du tir de la Chinoise, Briana Scurry, finaude, a avancé de deux pas devant sa ligne pour réduire l'angle de tir.

"On avait eu des consignes pour surveiller les frappeuses, qu'elles ne fassent pas de feinte avant le tir, se souvient l'arbitre du match, la Suissesse Nicole Petignat. Du coup, je n'ai pas trop surveillé la gardienne. Et mes assistantes n'avaient pas d'oreillette. Bref..." Sur le coup, la dame en noir ne se rend compte de rien. "C'est la télévision chinoise qui est venue me trouver, une semaine après. Et en revoyant les images, bien sûr que j'aurais donné ce penalty à retirer. Mais sur le coup, les Chinoises n'ont pas contesté, même pas leur coach. Comme si elles étaient déjà contentes d'avoir tenu jusqu'aux tirs au but."

Plus aucun penalty n'est manqué, et quand Brandi Chastain se présente à son tour, le score est de 4-4. Si elle marque, elle offre à son pays la Coupe du monde. Plus d'une joueuse aurait le pied qui tremble dans pareilles conditions. Sauf que les Américaines ont tout prévu. La préparatrice mentale Colleen Hacker a bossé des années durant sur la façon de recréer l'atmosphère d'une séance de tirs au but en finale de la Coupe du monde. Des séances spécifiques, des séries de dix tirs par joueuse au milieu de matchs d'entraînement. "Si les tirs au but ne dépendaient que de la technique individuelle, aucun joueur n'en manquerait", insiste celle qui a ensuite officié au chevet de l'équipe américaine de hockey. Ce 10 juillet, aucune joueuse ne gamberge, aucune ne pense à sa famille, à l'enjeu, au public qui crie. Mode automatique, on

Brandi, ivre de joie

Mais rien ne prédisposait Brandi Chastain à frapper ce tir au but décisif. Sur le papier, quand il avait fallu établir la liste des tireuses, elle ne figurait pas dans les cinq qui devaient être choisies pour frapper. C'est sa partenaire Julie Foudy qui devait hériter de la lourde tâche d'être la cinquième tireuse. "Mais nous avons changé la liste des frappeuses en cours de match", confie Colleen Hacker.

La décision s'est en partie jouée la veille. "Nous finissions notre entraînement par une séance de tirs au but. Les Chinoises sont arrivées pour débuter le leur, légèrement en avance. Et à ce moment-là, Brandi a frappé deux tirs au but à la suite, l'un du pied droit, l'autre de son mauvais pied, le gauche. A chaque fois ça a fini au fond. Et ça, la gardienne chinoise n'a pas pu le manquer." Depuis le milieu de la prolongation, la meilleure Américaine dans cet exercice, Michelle Akers, a été placée sous oxygène dans les vestiaires après un terrible coup de bambou. Chastain est le meilleur atout dans le jeu américain pour renverser la pression. "Brandi adore la pression, se retrouver sous le feu des projecteurs", appuie Colleen Hacker. Ce n'est pas pour rien que ses équipières la surnomment "Hollywood" : elle est californienne et adore l'exposition.

Le penalty victorieux de Brandi Chastain en finale de la Coupe du monde féminine contre la Chine, le 10 juillet 1999 à Pasadena (Californie) vu de l'arrière du but de la gardienne chinoise Gao Hong. (MARK J. TERRILL/AP/SIPA / AP)

C'est donc Brandi Chastain qui s'élance. "Je lui tourne le dos, comme pour toutes les autres. Même si on peut gagner sur ce tir, je ne veux pas lui porter la poisse", se souvient la gardienne Briana Scurry. "J'avais l'estomac en compote, je serrais nerveusement la main d'une de mes partenaires, qui devenait de plus en plus moite à mesure que la séance s'avançait", raconte la défenseuse Sara Whalen Hess. La frappe de Chastain est pure, puissante, dans le petit filet. La gardienne chinoise n'a rien pu faire. C'est l'explosion de joie. Sprint général vers l'héroïne du jour. C'est Sara Whalen qui gagne la course – "j'étais une des plus rapides de l'équipe". "On n'avait rien préparé, c'était absolument spontané." Entre-temps, Chastain a enlevé son maillot, dévoilé un soutien-gorge noir frappé du discret logo en virgule d'une célèbre marque de sport, qui sera en rupture de stock dans les heures suivant la finale. "Elle enlevait son maillot tout le temps, même à l'entraînement", se marre Briana Scurry.

Photo légendée, bientôt légendaire

La scène ne dure que quelques secondes, mais Robert Beck ne manque rien. "J'ai pris la photo à travers le filet. D'ailleurs, si vous agrandissez le cliché, vous voyez les mailles blanches en surimpression." A l'époque des appareils photo argentiques, on ne canarde pas à tout va, mais on économise ses 36 poses car on sait qu'on n'aura pas le temps de changer de pellicule tant les tirs s'enchaînent. Sa centaine de collègues, placés dans les coins, n'ont eux non plus rien loupé de la scène. Mais n'ont pas le meilleur angle. "Robert Beck a pris un gros risque, souligne Mike Blake, qui officiait pour l'agence Reuters ce jour-là. Sa photo n'aurait rien valu si la gardienne avait choisi l'autre côté pour quitter son but, ou si tout simplement le ballon avait rebondi devant son objectif."

Il faut le reconnaître, cette photo déchire. Robert a tapé dans le mille.

Mike Blake, photographe

à franceinfo

Les joueuses américaines sont encore en train de s'embrasser que Robert Beck, lui, attrape déjà un taxi. Direction l'aéroport de Los Angeles. Premier vol pour New York, où se trouve la rédaction de Sports Illustrated. Dans son sac, les douze rouleaux de pellicule shootés pendant la rencontre. Savait-il que cette photo allait faire la une ? Ce n'était pas gagné : "Vous savez, hors année olympique, les femmes n'avaient droit qu'à une ou deux couvertures du magazine sur 48", recontextualise-t-il. L'éditeur du titre fait un choix fort. Zoom sur Brandi qui exulte, les abdos à l'air. Un seul mot : "Yes !" "D'habitude, les couvertures de Sports Illustrated étaient composées de plusieurs petites photos superposées sur la principale et d'annonces des sujets mineurs du journal. Pas cette fois." Trois millions d'exemplaires vendus plus tard, cette photo sera élue en 2014  la deuxième plus marquante de l'histoire du magazine, derrière le "Miracle on ice" des Jeux de 1980.

Sur le coup, des mauvais coucheurs accuseront la joueuse d'avoir voulu tirer la couverture à elle, lui intenteront des procès en exhibitionnisme ou en esthétisme ("unladylike display", "un spectacle inapproprié pour une femme"tonnera le Augusta Chronicle) ou sous-entendront que tout avait été écrit à l'avance avec Nike ou Sports Illustrated pour aguicher le chaland, masculin, forcément. Des griefs qui se sont estompés avec le temps.

Pour la petite histoire, Robert Beck et Brandi Chastain ne se reverront que six ans plus tard, lors d'un match... de basket. La joueuse, désormais retraitée, en donnait le coup d'envoi. "Bonsoir, je peux vous aider ?" Le photographe entame la conversation : "Je m'appelle Robert Beck et..." Mais il n'a pas le temps de finir sa phrase. Chastain lui a déjà sauté au cou. "Vous ne pouvez pas savoir l'impact que votre photo a eue sur des milliers de petites filles, qui se sont mises au foot grâce à vous", lui dit-elle. "Les gens nous regardaient bizarrement", sourit rétrospectivement Robert Beck. C'est uniquement pour lui que la championne du monde rejouera la fameuse scène, avec des enfants courant derrière. 

Et le fameux soutien-gorge, au fait ? Après une honnête carrière de brassière, avec des passages prolongés dans le panier de linge sale, il est finalement devenu une pièce de collection. Brandi Chastain l'a fait encadrer. Et il trône fièrement... dans les toilettes de sa maison de San Diego.

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