Cet article date de plus de trois ans.

ENTRETIEN. Abus sexuels dans le sport : "Le silence est loin d'être brisé", estime l'auteur de "L'entraîneur et l'enfant"

Plus d'un an après les révélations de Sarah Abitbol sur les abus dont elle a été victime dans son enfance, et après des mois de "libération" de la parole dans les médias et sur les réseaux sociaux, le journaliste d'investigation Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac vient de publier "L'entraîneur et l'enfant" au Seuil. Dans cet ouvrage - audacieux, documenté et bouleversant par moments - il délivre une analyse structurelle du phénomène des abus sexuels dans le milieu sportif. Entretien.
Article rédigé par Guillaume Poisson
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 7min
Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac

Près de 400 cas : c’est le dernier chiffre communiqué par le Ministère des Sports le 26 janvier dernier concernant les violences sexuelles sur mineurs dans le monde du sport. Depuis le livre de Sarah Abitbol publié il y a plus d'un an, les témoignages semblent de plus en plus nombreux. Le "silence" dont vous parlez longuement dans votre livre "L'entraîneur et l'enfant", est-il en train de se fissurer ?  
Pierre-Emmanuel Luneau Daurignac :
"Nous vivons un moment qui était attendu depuis longtemps, notamment par les victimes elles-mêmes, et les associations. Le terme "fissurer" est exact : le tabou se fissure, c’est vrai. Mais le silence n’est pas brisé, loin de là. Il n’y a qu’à voir les chiffres : toutes les études sérieuses montrent qu'à peu près un sportif sur sept est victime d'une forme de violence sexuelle avant ses 18 ans. 400, c’est certes élevé, mais ça reste très, très largement en deçà de la réalité."

"Le silence me protégeait bien plus que les mots" dit l’une des sportives qui a témoigné dans votre livre. En quoi le silence est-il protecteur pour les jeunes athlètes victimes de violences sexuelles ? 
P-E.L.D : "Il y a plusieurs causes. La honte, la peur d’affronter le monde du sport, les conséquences sur sa propre carrière pour ceux qui pratiquent à un haut niveau, la peur des conséquences sur les parents. Je l’évoque dans mon livre : Mélissa, cette pilote de moto-cross qui a fini par tout révéler à ses parents... et qui a vu sa mère se suicider quelques mois plus tard. Parler ça fait mal à soi-même, mais aussi aux autres. On retrouve le refoulement comme dans toutes les violences sexuelles, c’est la tendance naturelle du cerveau humain. Soit on parle immédiatement soit on parle très difficilement après."

Dans l’univers sportif, quels sont les critères qui vont faire qu’un enfant est plus vulnérable qu’un autre ? 
P-E.L.D :
"Il y a deux notions-clés : d’abord le caractère sain de l’encadrement. Il faut que la structure et les personnes qui naviguent autour de l’enfant soient porteurs de valeurs saines, et d’un mode de fonctionnement adapté. Ensuite, tout se joue dans la relation aux parents : il faut qu’ils soient conscients du problème au moment d’inscrire leurs enfants dans le club. Ils doivent comprendre les mécanismes et être en mesure de surveiller le comportement des encadrants. Il est primordial de le dire et de le redire : ce n’est pas à la victime, donc à l’enfant, d’agir.

On ne peut pas demander à un enfant de 8 ans de parler quand certains de 30 ou 40 ans en sont incapables. Donc ce n’est pas en mettant en place des numéros verts qu’on va changer les choses. Je vais prendre un exemple personnel : je trouve ça scandaleux quand j’ai certains proches qui me disent qu’ils ont eu à affronter le regard suspicieux de responsables de clubs parce qu’ils ont posé des questions sur la manière dont ils encadrent les enfants. C’est un scandale ce climat de réprobation : les clubs doivent accepter que l’on se pose des questions. C’est aux clubs, aux fédérations, d’informer les parents sur les risques et sur ce qui doit être fait." 

Ces structures associatives sont certes à but non lucratif, mais elles ont tout de même des contraintes budgétaires. N’est-ce pas difficile pour elles de tenir un tel discours de remise en cause au moment de l'inscription des sportifs ? 
P-E.L.D : "Bien sûr, et c’est pour ça que c’est à l’État de l’imposer aux clubs. Il faut pallier cette espèce de danse funeste où chacun se dit "ça se passe ailleurs, pas chez moi, parce que chez moi je les connais, ce sont des gens bien ils ne feraient jamais ça". C’est un cercle vicieux du silence et de la peur où tout le monde se tait. C’est le rôle de l’État, en tant que gardien des libertés publiques, de protéger les plus faibles d’entre nous : il doit donc imposer aux clubs de communiquer sur leurs engagements sur cette question." 

Vous dites dans votre livre que ce n’est "pas un problème de pédophilie dans le sport". Pourquoi ? 
P-E.L.D : "Ce n’est pas qu’il n’y a pas de pédophiles, il y en a c’est évident, mais c’est un problème structurel avant tout. C’est une facilité de parler de pédophilie dans le sport, et c’est le meilleur moyen de ne pas régler le problème, car on aura tendance à se débarrasser des individus que l’on identifie comme pédophiles, et ne pas s’occuper du coeur du problème. Comme je le montre dans mon livre, il arrive que ce soit la jeune fille ou le jeune garçon qui tombe amoureuse ou amoureux de son entraîneur.e. Dans ce cas-là, ça devient un problème d’abus de pouvoir, et c’est à l’entraîneur de se rendre compte que cette attraction physique est liée à sa position d’autorité, au fait qu’il ont un rapport au corps très fréquent, au fait que plus on est dans le haut niveau, moins les jeunes athlètes ont le temps de développer des relations avec les autres jeunes de leur âge." 

Un entraîneur témoigne dans votre livre :"Comme un sculpteur s’approprie sa statue, nous on s’approprie le corps de l’athlète". Faut-il limiter la liberté de l’entraîneur ? 
P-E.L.D : "C’est une des clés : la formation des encadrants sportifs. Il faut qu’ils prennent conscience qu’ils vont avoir un pouvoir gigantesque sur les enfants. Peu à peu, ils vont développer une habitude à exercer ce pouvoir, ça peut leur faire tourner la tête. Il faut une préparation psychologique à cette position. Ils vont se retrouver adulés. Que vont-ils faire de ce pouvoir ? Comme en politique, quand il y a un pouvoir il faut des contre-pouvoir. Aujourd’hui, il n’y en a pas des contre-pouvoir face aux entraîneurs, donc il y a des abus. Les corps deviennent un outil de jouissance pour eux. Le jeune homme ou la jeune fille qui remporte une médaille, c’est une explosion de joie pour lui ou elle, mais aussi pour l’entraîneur, presque comme si c’était lui qui avait gagné. Or il faut rétablir le fait que l’entraîneur fait ça pour le sportif, pas pour lui-même. Ce n ‘est pas son plaisir qui est en jeu. Car sinon, il peut y avoir des dérapages. On réglera le problème seulement si l’on reconnaît qu’il existe, et en admettant la profondeur de ces mécanismes."

"L'entraîneur et l'enfant - Les abus sexuels dans le sport"
. Auteur : Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac
. Editions du Seuil
. Parution janvier 2021

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.