: Enquête Entre réalité et fantasme, la difficile appréhension du fait religieux par les clubs de sport
Il a suffi d’une ligne, d'une phrase, pour tout réenclencher. Le 18 octobre dernier, Le Parisien révèle que l’assassin de Samuel Paty a été, un certain temps, licencié dans un club de lutte toulousain, lui-même soupçonné de rapprochement avec la mouvance islamique radicale. Le 21 octobre, la ministre des Sports Roxana Maracineanu indique à un parterre de référents "radicalisation et citoyenneté" qu'il leur appartient "d’agir sur ces dérives, pour les prévenir ou entraver leur développement, dès lors qu’elles représentent une atteinte à notre cohésion nationale". Plan de lutte, conférences annuelles, et désormais projet de loi : depuis 2015, le gouvernement et le ministère des sports multiplient les dispositifs et les prises de parole sur la question de la radicalisation dans le sport.
Y a-t-il tant de sportifs radicalisés dans nos clubs ? Il n’y a aucun chiffre pour l’attester, si ce n’est celui cité par un rapport d'information parlementaire rendu public en 2019, mais invérifiable puisque issu des renseignements : ils seraient "un peu moins de 1000" parmi les 13 000 inscrits sur le FSPRT (Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste) pour lesquels une pratique sportive serait identifiée. 1000 sur 30 millions de licenciés tous sports confondus, la part est infime. Il n'en reste pas moins que la peur de laisser passer le prochain Amedy Coulibaly ou Romain Garnier, des djihadistes au passé de sportif régulier, s’est infiltrée dans les préoccupations quotidiennes de nombreux dirigeants de club et éducateurs, parfois, comme nous le verrons, sans les outils de lecture adéquats.
Discours djihadiste et trajectoires biographiques
La réalité du problème prend racine dans la trajectoire d’un certain nombre de djihadistes passés à l’acte dans les années 2010. En 2015, Amedy Coulibaly appelle les musulmans sportifs à s'entraîner pour le djihad dans sa vidéo de revendication de l'attentat de Montrouge : "Depuis que je suis sorti [de prison], j’ai beaucoup bougé, j’ai sillonné les mosquées de France un petit peu, beaucoup de la région parisienne. Elles sont pleines d’hommes pleins de vigueur, en bonne santé, de jeunes sportifs. Comment, avec tous ces milliers, millions de personnes, il n'y en a pas autant pour défendre les siens?".
Romain Garnier, djihadiste notoire parti rejoindre l'Etat Islamique, était un nageur de bon niveau au club de Vesoul. Son père, Frédéric, a pris la parole dans la presse, et s'est souvenu dans le Livre noir du Sport (Patrick Karam, Magali Lacroze, Editions Plon, 2019) qu'il avait quitté son club de natation, "du jour au lendemain vers 18-19 ans". "J'ai appris qu’il voulait faire de la boxe, ça m’a surpris. J’ai l’impression que sa dérive a commencé à ce moment-là", a-t-il ajouté.
Les djihadistes de l'Etat Islamique prônent ouvertement un entraînement physique "pour se préparer". Dans "How can I train for jihad”, un texte de propagande présenté comme émanant de l'EI (Etat Islamique), il y a un paragraphe consacré à l’entraînement sportif nécessaire pour le Djihad. "Il est vital de rejoindre un club d’arts martiaux pour votre préparation au Djihad. En plus de vous apprendre à vous défendre et à renforcer votre corps, les arts martiaux développent une discipline personnelle et une agressivité contrôlée (...) Comme pour beaucoup d’activités, une pratique régulière, sur plusieurs mois, est nécessaire afin de bénéficier des bienfaits des arts martiaux".
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Là encore cependant, il n’existe pas de véritable étude scientifique sur l’impact de leur passage en club de sport. Rien n’indique qu’il s’agit d’un élément décisif dans leur choix, et encore moins dans leur passage à l’acte. “Cela ne marche pas, estime Loïc Sallé, sociologue du sport et auteur d'un article sur la radicalisation dans le sport dans la revue Staps. On ne peut pas faire un lien entre le sport et le passage à l’acte de cette manière, c’est prendre les choses à rebours”. Pierre Samsonoff, directeur du football amateur à la Fédération française de football (FFF), s'indigne également d'une tel raisonnement : "C'est aussi con que de dire tous les terroristes sont allés à l'école, et donc il y a un problème de radicalisation à l'école. Quand j'entends ça, ça me révolte. Il ne faut pas non plus tout angéliser, il y a bien sûr un problème, mais cette justification n'en est pas une".
Aïssa* faisait partie des meilleures Françaises de sa génération en boxe, avant de tout arrêter et de partir pour l'Egypte avec son mari salafiste. Si elle estime aujourd'hui être totalement "désembrigadée", elle se souvient bien de ces premiers moments de radicalisation, et écarte vigoureusement la possibilité d'une radicalisation au sein d'un club de sport : "se radicaliser dans un club de sport ? Impossible. Alors là, je suis catégorique. Au contraire une personne radicalisée qui fait du sport, c’est une personne qui s’ouvre à la société, c’est pas une personne qui est en cours d’embrigadement. Ce sont deux mondes différents. Quand j'étais radicalisée, je me disais : 'aller au club et me mélanger avec les musulmans de la masse ? Surtout pas' On ne veut même pas côtoyer les autres quand on est dans cet état d'esprit là.".
Culture de la "vigilance"
Est-ce à dire que la radicalisation est un fantasme total ? Elle fait en tout cas partie des préoccupations d'une partie des éducateurs et des dirigeants de club, qu'elle soit réelle, fantasmée, ou quelque part entre les deux. Quitte, parfois, à encourager une atmosphère de suspicion généralisée. Hervé* est dirigeant d'un club de tir en Ile de France. Il dit n'avoir "jamais vu de membres de son club radicalisés". En revanche, il assure avoir été témoin d'une tentative d'infiltration de son club par des personnes radicalisées. "J'ai reçu un appel des renseignements qui me disaient de faire attention à trois invités. J'ai vérifié et effectivement, l'un de nos licenciés a été approché par trois individus, qui ont noué contact avec lui il y a quelques semaines, pour finir par lui demander de les inviter au club. Ils voulaient tester les armes. Au final, on ne les a plus revus"
Hervé n'a pas souhaité nous mettre en contact avec le licencié en question, "par précaution". "C'est vraiment un cas exceptionnel parce qu'en tir, de toute façon, on est naturellement vigilants. Tout le monde se connaît, et on est à l'affût du moindre comportement suspect" se rassure-t-il. Le président de la Fédération de tir, Philippe Crochard, abonde dans ce sens : "le tir est un milieu fermé, les gens se connaissent entre eux. D'ailleurs on n'entre pas dans un club comme ça. Cela se fait par cooptation. Et puis il y a une clause qui permet à la direction du club de refuser une personne jusqu'à deux ou trois mois après son arrivée, sans motivation particulière. Ce système de contrôle à l'entrée a été renforcé depuis les attentats de 2015".
Si le tir est un sport traditionnellement très fermé, cet état d'esprit infuse peu à peu dans les autres fédérations. Il faut dire que les politiques gouvernementales y incitent. En 2018, le gouvernement lance son grand plan national de lutte contre la radicalisation (PNPR) qui contient des mesures spécifiques pour le sport. La mesure 24 impulse un mouvement général dans le sens de la vigilance de tous : "Développer une culture commune de la vigilance dans le champ sportif en lien avec les 'référents radicalisation' ". Même si, jusqu'à fin 2021, il appartient aux fédérations de fixer le détail de ces politiques de prévention, le Ministère des sports traduit cette politique au sein du mouvement sportif.
Le capharnaüm des éducateurs
Comment se traduit exactement cette "culture de la vigilance" ? Ce sont d'abord les éducateurs qui sont au coeur du système de prévention. Il y a deux types d’éducateurs parmi ceux que nous avons interrogés. Mathieu Nicourt, éducateur dans un club de MMA en Île de France, fait partie des mieux avertis : il a suivi une formation sur la radicalisation. Pour lui, il est “impossible d’être protégé à 100%”, car “certains passent forcément entre les mailles du filet”. Son “filet” est en fait un discours qu’il tient à chaque cours, à l’arrivée des nouveaux élèves ou à la sortie des vestiaires. Des mots choisis, pesés, censés "montrer les valeurs" qu’il "prône" dans son club. "Ceux qui sont hors de ce cadre le sentent tout de suite, et en général ne tiennent pas plus d'un an, ou alors ils s'adaptent et s'intègrent", conclut-il.
De l’autre côté, il y a ceux qui, comme Sylvain, éducateur dans un club de judo dans les Yvelines, ou Youssef*, coach de football dans un club des Hauts-de-France, se disent assez désarmés. "J’avoue que je ne sais pas trop quoi faire en fait. Bien sûr que j’y pense, surtout quand on voit tout ce qui se passe, et on en parle avec les autres entraîneurs du coin. Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse, virer tous les barbus du terrain ? Je suis moi-même musulman, pratiquant, je sais que certains ont une autre pratique que la mienne, ça ne veut pas dire qu’ils vont aller poser une bombe demain. Et en même temps, je sais que c’est une réalité". Le dilemme est le même pour Sylvain. qui, dans ses cours de judo, reçoit “de nombreux élèves pratiquant l’islam de manière visible”, mais il dit ne pas parvenir à “faire le lien” entre ces jeunes “visiblement bienveillants et inoffensifs” et “les fous furieux qu’on voit à la télé”.
Interrogés sur leur "méthode de vigilance face à la radicalisation" ces éducateurs ont fait un lien implicite et direct entre la radicalisation et la figure caricaturale du terroriste islamique. “Le monde sportif véhicule des images, des préjugés qui sont pas du tout liés à des pratiques radicales, estime Loïc Sallé. Il y a une sorte de confusion entre les signes de religiosité; le fait de ne pas vouloir serrer la main, de porter la barbe ou de mettre des collants sous le short, en somme, le fait d’avoir des pratiques qui interrogent effectivement la laïcité... mais qui ne constituent pas des indicateurs de radicalisation”.
Mis en place par le Ministère des sports depuis, les quelque 200 référents "radicalisation et citoyenneté" sont justement chargés, entre autres, de prévenir ce genre de confusion et de "veiller au respect du pacte républicain". Lahcen Sahli est une de ces sentinelles, à la Fédération française d'athlétisme. Pour lui, il faut s'inquiéter "quand on sent que quelque chose bouge. Si un athlète a l'habitude de prier discrètement dans son coin, il n'y a pas de quoi s'alarmer. C'est une pratique constante. Les personnes en voie de radicalisation vont plutôt changer leur comportement du jour au lendemain".
Signaux faibles et risques de stigmatisation
Prévenir plutôt que guérir, anticiper l'acte, quitte, parfois à viser à côté. C'est le grand dilemme des politiques de lutte contre la radicalisation : devant l'impossibilité d'attendre la manifestation concrète du phénomène - le passage à l'acte - on s'en retourne à ce qui le précède normalement, c'est-à-dire le comportement, l'attitude. Lahcen Sahli résume ainsi sa mission : "On se base sur les signaux faibles, c'est-à-dire les changements de comportement qui peuvent éventuellement indiquer une démarche de radicalisation. Le refus soudain de serrer la main des filles, la prière dans les vestiaires, la peur de la nudité. Il faut juste faire attention car quelqu'un qui pratique sa religion de manière stricte peut renvoyer un signal faible ; et il ne faudrait pas stigmatiser. C'est l'addition de signaux faibles qui doit nous alerter".
Une fois le cas identifié comme étant suspect, l'éducateur ou le référent se doit de passer à la signalisation. Aujourd'hui, chaque fédération a son système de remontée d'informations. Mais les plus concernées ont instauré des canaux de transmission privilégiées avec la préfecture, voire pour certains, avec les renseignements. Pour le DTN de la fédération de judo, Max Bresolin, si le système "est bien en place", depuis quelques années, "c'est surtout le principe de précaution qui prévaut. On préfère viser large" Il reconnaît par ailleurs que les dérives sont possibles en l'état. "Ce système de signalement par les signaux faibles peut aboutir sur de la stigmatisation, bien sûr. Et c'est très possible qu'il y ait des fantasmes par rapport à tout ça, surtout depuis les attentats. Nous sur le terrain, nous sommes assez désemparés face à ça".
Le danger de la stigmatisation est présent dans les propos de la plupart des interlocuteurs que nous avons interrogés, conscients de la dimension excluante de cette "vigilance" demandée par l'Etat. Surtout, la frontière semble poreuse entre lutte contre la radicalisation et respect des règles de la laïcité. Pour William Gasparini, sociologue spécialiste du communautarisme dans le sport, "le danger serait aujourd'hui de confondre la radicalisation avec l’intensification de la religiosité, des signes religieux". "Il peut y avoir des demandes de prières, des demandes de repas halal, des vêtements, mais ce ne sont pas des signes de radicalisation", poursuit-il.
Au Ministère des sports, on dit avoir pleinement conscience de ces possibles dérives dans la lutte contre la radicalisation. "On parle de phénomènes qui sont complexes, crispants. On essaie d’éclairer, notamment sur la distinction entre le fait religieux et le phénomène de radicalité". Aujourd'hui, aucune formation spécifique sur les faits religieux commune à toutes les fédérations n'existe.
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