Cet article date de plus de sept ans.

Récit Tour de France : 13 juillet 1967, Tom Simpson, la mort en direct

Il y a cinquante ans, un des chouchous du public perdait la vie sur son vélo, devant les caméras de télévision. Retour sur un des épisodes les plus marquants de la Grande Boucle.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Le coureur britannique Tom Simpson au départ de la première étape du Tour de France 1966, à Nancy (Meurthe-et-Moselle), le 21 juin 1966. (GETTY IMAGES / HULTON ARCHIVE)

Le Tour de France va soigneusement éviter le mont Ventoux cette année. Tout juste les coureurs pourront l'entrevoir, de loin, lors de l'étape ralliant Salon-de-Provence. Pas forcément un hasard. Passer sur les lieux du drame, cinquante ans plus tard, aurait fait mauvais genre. Car le 13 juillet 1967, un coureur du Tour est mort sur son vélo. Le Britannique Tom Simpson est devenu une légende, pas forcément pour les bonnes raisons.

Son ombre plane encore sur le "mont chauve", où les badauds déposent ce qu'ils ont sous la main sur les marches de la stèle élevée en sa mémoire. Une casquette, une bouteille de champagne, un bidon, des cartes de visites glissées sous une pierre pour résister au vent. Un peu comme la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise à Paris. Car Tom Simpson était l'une des premières rock stars du cyclisme.

La stèle élevée en l'honneur de Tom Simpson, sur les pentes du mont Ventoux (Vaucluse), prise en photo le 23 juillet 2013. (ALAIN LE BOT / PHOTONONSTOP)

"Nous risquons d'avoir un mort sur les bras"

Ce matin du 13 juillet 1967, il occupe la 7e place du classement général. Depuis deux jours, une gastro-entérite aiguë lui fait vivre un calvaire. Chaque soir, les mécanos de son équipe effacent les traces de ses défaillances sur la selle et le cadre, raconte William Fotheringham dans sa biographie du coureur, Put me back on my bike (éd. Yellow jersey, 2014) "La veille, à l'hôtel, il a fallu l'aider à monter l'escalier, raconte Vic Denson, qui se souvient d'un Tom Simpson incapable de s'alimenter, ou alors sous forme liquide. "On lui a dit : 'mange de la soupe', il est ensuite allé aux toilettes tout dégueuler." La seule chose qu'il avale encore, ce sont ses petits cachets, ses 'Mickey Finns' (du nom d'un barman de Chicago qui droguait ses clients à leur insu). La grosse boîte qui trône sur la table de nuit de Tom Simpson représente son stock annuel. Son coût : 800 livres, quatre fois le salaire annuel de ses équipiers. "Compte tenu de la chaleur, si les gars plongent le nez dans la 'topette', nous risquons d’avoir un mort sur les bras", prévient le médecin du Tour dans L'Equipe dans l'édition du jour. Il ne croit pas si bien dire...

A l'approche de cette étape décisive, Tom Simpson a forcément ses problèmes d'argent dans un coin de sa tête. Il n'est pas à plaindre, loin de là, mais c'est un flambeur invétéré. Son coéquipier et colocataire Brian Robinson a partagé avec lui un deux-pièces porte de Clichy, "le coin le plus pourri de Paris". "Nous n'y étions pas souvent, et tout ce que nous possédions, c'était deux chaises, une table, un lit et un réfrigérateur", raconte-t-il dans le livre de Chris Sidwells Mr Tom, The True Story of Tom Simpson (Mousehold Press, 2000). L'argent gagné lors des victoires de Simpson dans le Tour du Sud-Est, allié à son coup d'éclat sur Paris-Roubaix en 1960, va-t-il mettre du beurre dans les épinards ? 

Je lui avais dit : 'Mets ça de côté, Tom, tu ne sais pas de quoi la suite de ta carrière sera faite.' Je suis parti disputer une course. Quand je suis revenu, il y avait une Aston Martin garée en bas de l'immeuble. Celle que Tom venait de s'acheter.

Brian Robinson, son coéquipier de l'époque

dans "Mr Tom, The True Story of Tom Simpson"

Peu avant le départ du Tour, l'Anglais s'est encore offert une Mercedes.

Le coureur britannique Tom Simpson (à g.) pose, une feuille de salade sur la tête, en compagnie d'un autre concurrent, André Foucher, le 4 juillet 1964, au départ d'une étape du Tour de France, à Montpellier (Hérault). (BETTMANN / BETTMANN / GETTY IMAGES)

Mais cette année, il a des projets immobiliers qui passent par un coup d'éclat sur la Grande Boucle. Anquetil n'est pas là, Poulidor est sur le déclin, Merckx n'a pas encore explosé, c'est son moment. "Il m'avait dit : 'J'ai besoin de 20 000 livres', raconte son équipier Colin Lewis dans La Course à la mort. 'Si ça marche pour moi au Tour de France, je pourrai gagner cet argent. C'est une de mes dernières chances.' Lui et sa femme avaient acheté un terrain en Corse et espéraient y faire construire un hôtel." Simpson a presque 30 ans, une solide réputation sur les courses d'un jour, un Tour des Flandres, un Milan-San Remo et un championnat du monde au palmarès. Mais ce n'est pas assez pour entrer dans la légende. Seule une victoire dans la Grande Boucle assurera ses vieux jours. Son agent lui a d'ailleurs posé un ultimatum en ce sens : soit il gagne, soit son salaire va en prendre un coup.

Cognac, cagnard et cachetons

Avant le début de l'étape, donné à Marseille, un journaliste belge l'interpelle. "Vous avez l'air fatigué. C'est à cause de la chaleur ?" "Non, ce n'est pas la chaleur. C'est le Tour", lâche Simpson. Au programme : 211 km sous le cagnard, vers Carpentras, après un crochet par le mont Ventoux. Simpson avait coché cette étape pour reprendre du temps au classement général et, au moins, assurer un podium. Quand le grimpeur espagnol Jimenez lance une attaque, Poulidor suit, pas Simpson, qui se retrouve dans un deuxième groupe, en compagnie d'outsiders au classement général. Peu d'équipiers parviennent à le suivre. Depuis qu'on a réinstauré les équipes nationales, il est clairement désavantagé avec des coéquipiers britanniques qui n'ont pas son coup de pédale.

Le coureur britannique Tom Simpson lors du Tour d'Italie, le 6 mars 1967. (KEYSTONE / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Un thermomètre accroché à la devanture d'un café indique 55°C (au soleil) quand Vin Denson y pénètre, rafle quelques bouteilles, les glisse dans son maillot, et repart ravitailler son leader. Le règlement –idiot– de l'époque interdit aux coureurs les bidons d'eau. On croit que boire fait trop transpirer. Du coup, les coureurs finissent les étapes déshydratés. Simpson, pourtant, a besoin de se rafraîchir. Denson lui tend une bouteille. La première qui vient. Mauvaise idée, c'est du cognac. Denson hésite, tente de la reprendre, en vain. Simpson en avale une bonne rasade, et bazarde la bouteille dans le décor. A un peu moins de 3 km du sommet, la pente se fait plus rude, le coureur britannique est petit à petit décroché. "Je lui disais : 'Reste dans la roue, Tom !' se souvient Lucien Aimar, vainqueur sortant du Tour, présent dans le groupe du Britannique. Il ne m'écoutait pas." Simpson zigzague sur son vélo. Comme lors du Tour d'Espagne, il y a quelques mois.

A presque 30 ans, le "Major Tom" (rien à voir avec David Bowie, mais plutôt aux Carnets du Major Thompson de Pierre Daninos qui font fureur dans Le Figaro) connaît parfois des défaillances. Il court trop, tout le monde le sait. Le soir de sa victoire sur Milan-San Remo, il s'est ainsi éclipsé fissa pour aller cachetonner dans un critérium dès le lendemain. C'est par son courage que ce fils de mineur qui avait débarqué à 18 ans à Saint-Brieuc avec 100 livres en poche est devenu en quelques années la coqueluche du peloton. Sa réputation n'est plus à faire : il a déjà disputé une demi-finale aux Mondiaux de poursuite avec une clavicule cassée et a fini 14e du Tour 1964 malgré un ver solitaire terriblement handicapant. 

"Remettez-moi sur mon vélo"

Simpson ne fait pas que zigzaguer, il tombe. Aussitôt, les spectateurs se pressent autour de lui. Son équipier Vin Denson fait mine de descendre de son vélo. "Mon directeur sportif m'a aussitôt alpagué, raconte-t-il dans La course à la mort. Il me crie : 'Va, finis la course, on ne va pas perdre deux coureurs le même jour'." Les spectateurs se chargent de remettre en selle la coqueluche du peloton, celui qui n'hésitait jamais à poser en chapeau melon pour les photographes et surjouait son excentricité britannique. Peut-être aurait-on laissé souffler un coureur moins célèbre. Pas Simpson. Selon la légende, Simpson aurait prononcé dans un dernier râle : "Put me back on my bike". "Remettez-moi sur mon vélo." Il pédale quelques mètres et s'écroule. Pour de bon cette fois. Le docteur du Tour, Pierre Dumas, passe par là par miracle, et s'active aussitôt au chevet du mourant. Une heure de massages cardiaques plus tard, un hélicoptère évacue Simpson vers l'hôpital le plus proche. C'est trop tard. Les caméras de l'ORTF ont filmé la mort en direct. 

Des tubes de produits dopants sont découverts dans les poches du défunt. Du Tonédron, qui retarde la sensation de fatigue. Allié à la chaleur, à l'alcool (le cognac) et à la déshydratation, voilà le cocktail fatal. Le médecin du Tour refuse le permis d'inhumer, et demande une enquête. Le soir, dans les hôtels, la consternation se mêle à la colère. D'un côté, la légitime tristesse d'avoir perdu un collègue. De l'autre, le procès du dopage qui démarre, et qui éclabousse tout le peloton. Tout le peloton ? La déflagration sera contrôlée par les organisateurs... aux équipes étrangères. Les formations belge et italienne sont perquisitionnées, pas la française. Dans la presse, on insiste rapidement sur les aspects les moins reluisants de la personnalité de Simpson, comme le fait qu'il ait fui le fisc français en déménageant en Belgique, relate l'historien Pascal Charroin dans son étude sur les répercussions médiatiques de l'affaire. Le peloton laisse le compagnon de chambre de Simpson, Barry Hoban, gagner l'étape du 14 juillet au terme d'une procession sinistre. Sur le podium, il donne le bouquet du vainqueur à Helen, la veuve du coureur. Deux ans plus tard, il l'épousera. 

Le peloton du Tour de France se recueille, au départ de la 13e étape, au lendemain de la mort de Tom Simpson, le 14 juillet 1967 à Carpentras (Vaucluse). (AFP)

A Harworth, le village du Nottinghamshire où Simpson a grandi, la vie s'arrête quand on apprend la nouvelle. Et les magasins baissent le rideau quand le cortège transportant la dépouille du champion effectue son dernier voyage. "Les rues étaient bondées", se souvient Alan Needham, 16 ans à l'époque, aujourd'hui patron du club cycliste du coin, dans le Guardian (article en anglais). Les enfants de l'école communale avaient été conviés à voir passer le cercueil. Las, la pluie est tellement forte qu'ils resteront confinés à l'intérieur. Outre ses équipiers, un seul coureur de renom fait le déplacement. C'est Eddy Merckx. La tombe, modeste, ne sera enrichie d'une stèle copiant le motif de celle du Ventoux que des années plus tard. La fille de Tom, Joanne Simpson (qui avait 4 ans lors de la mort de son père) effectue l'ascension du "mont chauve" tous les cinq ans, pour marquer l'anniversaire de sa disparition. Elle l'explique au Scotsman : "J'ai plus l'impression que mon père est enterré là qu'en Angleterre."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.