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Paris-Roubaix : comment s'est bâtie la légende de "l'enfer du Nord"

Prenez un soupçon de clichés, une bonne dose de pavés, quelques gouttes de pluie, et le tour est joué. 

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Le coureur belge Johan Museeuw lors de la 100e édition du Paris-Roubaix, qu'il remporte, le 14 avril 2002. (FRANCK FIFE / AFP)

"Paris-Roubaix, c'est la dernière folie du cyclisme", a dit un jour Jacques Goddet, légendaire directeur de L'Equipe. Loin des étapes du Tour de France disputées sur des départementales fraîchement goudronnées, la course demeure volontairement anachronique. Dimanche 8 avril, à l'occasion de la 116e édition, on parlera encore à raison de "l'enfer du Nord", grâce à un folklore soigneusement entretenu. Making of.

Du "jeu d'enfant" à "l'enfer du Nord"

Paris-Roubaix n'a pas vu le jour dans l'esprit d'un fabricant de pavés sadique désirant mettre en lumière son produit. En 1896, deux industriels du textile, qui venaient de bâtir un vélodrome à Roubaix, entrent en contact avec le rédacteur en chef du journal Le Vélo (L'Equipe n'existe pas encore). Ils présentent leur épreuve, longue de 300 kilomètres seulement, comme "un jeu d'enfant" pour les coureurs. L'épreuve-reine de l'époque, Bordeaux-Paris, en compte le double. Le journal accepte et envoie en reconnaissance un de ses journalistes, qui pédale entre Amiens et Roubaix. Arrivé dans le Nord, il se précipite sur le premier bureau de télégraphe pour prévenir son rédacteur en chef du "projet diabolique" qui se trame. Mais, le soir même, il se ravise, convaincu du potentiel de la course. Le Paris-Roubaix est né.

A l'époque, ce ne sont pas les secteurs pavés qui effraient les coureurs. Au contraire. Presque tout le parcours est pavé. "Les chroniqueurs se plaisent à souligner les rares parties bitumées que l’on trouve sur l’itinéraire, ironise Philippe Bouvet dans son livre Paris-Roubaix, une journée en enfer. Il faut attendre 1919 pour que naisse l'expression "l'enfer du Nord". Rien à voir avec les pavés. Au milieu des villages réduits en cendres, entre les arbres décharnés et sur des routes défoncées, le peloton rallie l'arrivée après douze heures d'effort, pire moyenne horaire de l'histoire de la course. Les hommes ont craqué, les machines aussi : seules cinq voitures suiveuses sur 40 ont rallié l'arrivée, rappelle Velonews (en anglais). Le quotidien britannique Morning Post parle le premier d'"enfer". L'un des coureurs en vue de l'époque, Eugène Christophe, renchérit : "Ici, c’est vraiment l’enfer du Nord", raconte le journaliste Jean-Paul Brouchon sur son blog.

"Regardez, Albert, il n'est même pas sale !"

Le coureur italien Fausto Coppi lors du Paris-Roubaix, le 9 avril 1950.  (AFP)

L'image d'Epinal est créée, et les organisateurs vont la maintenir coûte que coûte. La raréfaction des pavés, qui s'accélère dans les années 1960, représente une menace sérieuse. En 1965, il n'y a plus que 22 kilomètres de pavés sur les 270 que compte la course, relève Le Courrier picard. L'épreuve, au profil désespérément plat, devient un aimable sprint. Jacques Goddet charge en 1968 le responsable des parcours, Albert Bouvet, de remédier au problème. "Ecoutez, monsieur Goddet, je me vois mal remettre des pavés là où il n'y en a plus", lui rétorque l'intéressé, qui raconte la scène à Libération. Bouvet s'écarte du parcours et découvre, avec l'aide de Jean Stablinski, mineur devenu champion cycliste, la perle rare : la "Drève des Boules d'Hérin". Ce nom ne vous dit rien ? Quelques années plus tard, le journaliste de L'Equipe la rebaptise la "tranchée d'Arenberg", passage pavé de deux kilomètres de long, classé cinq étoiles. La légende est en marche, raconte le site spécialisé The Inner Ring (en anglais). Le "Pavé de Luchin" prend, lui, le nom de "Carrefour de l'arbre" le jour de la course. 

Albert Bouvet pense avoir fait un parcours trop difficile, tant la tranchée d'Arenberg ressemble à un marécage. "Et si aucun coureur ne termine la course ?" s'inquiète-t-il auprès de son patron. "Il en suffit d'un", souffle Goddet. Ils seront finalement une vingtaine à y parvenir, le premier d'entre eux étant Eddy Merckx. Goddet fait la fine bouche : "Regardez, Albert, il n'est même pas sale !" Bouvet, lui, est tombé trois fois de sa moto qui ouvre la route aux coureurs. Un journaliste radio, perfide, lâche dans son compte-rendu : "Albert Bouvet est tombé pour la troisième fois, il est puni. Remarquez que le Christ est tombé trois fois avant de mourir !" rappelle Le Temps.

"Ce que le public veut, c'est des drames"

Le succès de la course va croissant. L'irritation des élus locaux aussi. Le Nord-Pas-de-Calais n'a pas bonne presse, et les maires des villes traversées en ont marre de passer pour des arriérés. En 1976, le documentaire danois Un dimanche en enfer (en anglais), devenu culte, décrit ainsi les routes arpentées par le peloton : "Ces chemins ne sont plus utilisés que par le bétail et les coureurs cyclistes." 

Le maire de Nomain explique dans "Stade 2", en 1981, que le passage de la course lui a permis d'obtenir du département que toutes les routes du village soient goudronnées. "Grâce aux coureurs du Paris-Roubaix, la plupart des routes de mon village ont été améliorées. Je demande pardon aux champions valeureux du Paris-Roubaix à qui j'ôte le moyen de se révéler en héros, mais j'ai des administrés. César n'aurait pas conquis la Gaule si les routes de l'époque étaient celles du Paris-Roubaix."

Le public, essentiellement belge, se masse le long des secteurs pavés. Attiré par l'odeur du sang, estime Albert Bouvet dans Le Temps : "Le public se dit sportif, mais ce qu’il veut, c’est des drames. Les gens se battaient pour être là." Au premier rang pour la chute de Joop Zoetemelk dans un fossé, dont il ressort noir comme du charbon. Quand Johan Museeuw, triple vainqueur, manque d'y laisser une jambe à cause de la gangrène. "Les pavés, tu ne les vois que si tu es tombé", déclare-t-il après coup. Ou quand le Français Philippe Gaumont, qui sentait qu'il roulait "pour la gagne", laisse sur les pavés ses espoirs de victoire et son fémur. "Les secours ne peuvent pas accéder assez rapidement", déplore-t-il dans une interview à Vélo101. Même ceux qui ne sont pas tombés en ont encore la voix qui tremble, comme Chris Juul Jensen, lanterne rouge l'année dernière, qui se confie au site Rouleur (en anglais). "La tranchée d'Arenberg, c'est comme dans cette scène de Braveheart où ils se foncent dessus les uns sur les autres !" 

Le coureur belge Tom Boonen (en bleu) se fraie un chemin dans la poussière des pavés de Paris-Roubaix, le 15 avril 2007. (FRANCK FIFE / AFP)

Les mythiques douches du Vélodrome

Une fois les obstacles franchis, il faut encore finir dans les temps. L'arrivée dans le légendaire vélodrome à ciel ouvert - qui ne sert plus qu'une fois par an, on en a construit un nouveau juste à côté - n'est réservé qu'aux premiers. Une demi-heure après le vainqueur, on ferme les portes. La hantise des participants : ne pas être compté parmi ceux qui ont dompté "l'enfer". Pour la première participation de Gilbert Duclos-Lassalle, son équipier, le vétéran Jean-Pierre Danguillaume, lui met la pression. "Gibus" se souvient, dans La Voix du Nord : "Il m’a dit : ‘C’est la plus grande, petit. Si tu arrives trop tard, le Vélodrome sera fermé'." En 2011, le Norvégien Kurt Asle Arvesen roule ainsi près de 30 kilomètres sans sa selle, brisée dans une chute, pour s'offrir ce tour d'honneur. Avant de renoncer, plus très loin du but.

Tout ça pour un tour d'honneur devant le public et le droit de se laver dans les douches antédiluviennes du vélodrome ? Les coureurs, en tenue d'Adam, se bousculent dans ces carrés de ciment, où fourmillent les journalistes. Pour avoir de l'eau, on tire sur une cordelette. De l'eau chaude ? Pas sûr. Mais ça décrasse. Et hors de question d'aller faire trempette dans les douches flambant neuves du bus de l'équipe. Ça fait partie du décor.

Dernier ingrédient indispensable à la légende : la pluie. Et là, c'est le drame. Depuis 2002, pas une goutte de pluie n'est tombée sur la reine des classiques. La pluviométrie de la région est plus forte que les clichés : les mois de mars et avril sont les plus secs. "Un Paris-Roubaix sans pluie n'est pas un vrai Paris-Roubaix, fanfaronnait Sean Kelly, double vainqueur de l'épreuve. Rajoutez aussi un peu de neige, sinon ce n'est pas sérieux." Au point que la chaîne australienne SBS (en anglais) en avait tiré son poisson d'avril 2014 : anticipant les conséquences du changement climatique, la direction de la course aurait fait poser un système d'arrosage le long des secteurs pavés de façon à garantir un Paris-Roubaix boueux à souhait. Comme dans la légende.

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