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Disparition de l'équipe Paule Ka : "C'était un projet parfait et c'est très dur de voir où on en est"

Réputée par sa capacité à développer les jeunes talents, l'équipe Paule Ka a été lâchée par son sponsor titre mi-octobre, provoquant la disparition d'une formation féminine basée en Suisse et vieille de 15 ans. C'est surtout la mort d'une des meilleures équipes de l'année 2020 qui, en dépit de résultats exceptionnels, n'a pas d'autre choix que de mettre la clé sous la porte. Retour sur une nouvelle particulièrement inquiétante pour le cyclisme féminin avec Thomas Campana, fondateur et directeur de l'équipe depuis sa création.
Article rédigé par Andréa La Perna
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 8 min
Quand briller sur les routes ne suffit pas pour avoir le droit de courir.

"Si vous trouvez un moyen de garder notre rêve en vie, nous vous en serons à jamais reconnaissantes". Dans une lettre écrite au mois d'avril, les coureuses de l'équipe Bigla-Katusha imploraient qu'une âme charitable empêche la dissolution de leur équipe en cours de saison. En plein break forcé par la pandémie sanitaire, leur souhait avait finalement été exaucé. La marque de prêt à porter française Paule Ka a accouru au chevet de la formation en juin, lui promettant monts et merveilles : une licence World Tour dès 2021 et une perspective d'engagement à long terme.

Mais à peine quatre mois après ce grand moment de soulagement, l'équipe Bigla-Katusha, rebaptisée Paule Ka, a mis la clé sous la porte brutalement. "C'est un moment extrêmement triste dans les 15 ans d'existence de l'équipe, qui fondait sa fierté dans le développement des jeunes talents. Les coureuses et le staff espéraient encore passer plusieurs années ensemble dans la quête de nouveaux succès sportifs. Cependant ce ne sera malheureusement pas le cas puisque l'équipe est forcée de disparaître", a annoncé mi-octobre la formation basée en Suisse.

Au moment d’investir dans le cyclisme féminin, l’Allemand Matthias Thoma, qui venait de racheter la marque Paule Ka, se montrait pourtant très rassurant. “En trois semaines, nous l'avons déjà ramenée en bonne sécurité financière. Nous avons résolu quasiment tous les problèmes que nous jugions importants. Nous sommes désormais une entreprise très stable", nous confiait-il en juin. L’argent qu’il devait injecter en août, septembre et octobre n’est jamais arrivé dans l’équipe. Contacté pour connaître les raisons de l’échec, Matthias Thoma a refusé de répondre à nos questions.

"Tout ça nous a été arraché"

L’arrêt définitif de l’équipe a été d’autant plus difficile à digérer pour les coureuses que leurs performances dépassaient les espérances. "Il nous a tendu une corde de sauvetage et nous lui étions tellement reconnaissantes de venir à nous en plein milieu d'une pandémie. On a tout fait pour lui rendre ça en retour en allant chercher des résultats. Et tout ça nous a été arraché brusquement. Je suis très très en colère", a réagi Elizabeth Banks dans une longue et riche interview à Eurosport, elle qui vient de remporter une étape du Giro. 

Un Giro qu’a conclu sa coéquipière Mikayla Harvey à la 5e place du général, avec le maillot blanc. Marlen Reusser, de son côté, est passée à 15 secondes d’un titre de championne du monde du contre-la-montre. Grâce à ses jeunes talents et son style de course offensif, la formation sous pavillon français pointe encore aujourd’hui au 4e rang du classement UCI : impressionnant pour une équipe Pro Tour. Patron de l’équipe depuis 15 ans, le Suisse Thomas Campana est atterré. Il se confie au moment de tirer les rideaux.

Marlen Reusser deuxième des Mondiaux sur le chrono derrière Van der Breggen. (MARCO BERTORELLO / AFP)

Pouvez-vous nous raconter l'histoire de votre point de vue ?
Thomas Campana
: "C'est une sensation très étrange. Nous avons donné l'information que nos anciens sponsors, Bigla et Katusha, ne pourraient pas continuer à soutenir l'équipe. Par cette déclaration médiatique, nous avons reçu l'intérêt d'un homme qui était en train de racheter la marque Paule Ka. Il nous a dit qu'il voyait l'équipe comme l'ambassadrice de sa nouvelle ligne de vêtements. Nous étions très excités à propos de ce partenariat. Nous nous sommes rencontrés en Suisse et avons convenu que l'équipe serait renommée Equipe Paule Ka. Le contrat que nous avons signé a débuté le 1er juillet et devait se terminer le 31 décembre. Les paiements ne sont arrivés qu'une seule fois, en juillet. L'équipe s'est retrouvée sans aucun fond pour les mois d'août, septembre et octobre."

Vous avez couru en sachant ce qui allait se passer ?
TC
: "En termes de management, c'était une situation très difficile, d'autant que le calendrier des courses était très dense. C'était très complexe pour nous parce qu'on nous aurait dit 'il n'y a pas d'argent', on aurait arrêté les frais dès le mois d'août. Mais, dans ce cas, les coureuses n'auraient pas été exposées et n'auraient pas pu se montrer pour décrocher un contrat la saison prochaine. Nous avons donc continué avec nos propres fonds et elles se sont très bien débrouillées. On nous a toujours promis que l'argent allait arriver, et à la fin rien n'est arrivé. La promesse n'a jamais été remplie. Nous en sommes arrivés à un point où nous avons dû retirer l'équipe du Tour des Flandres. Ce n'était pas possible de continuer dans ces conditions. (...) Une marque de mode prête à construire quelque chose de nouveau avec une équipe ambassadrice. C'était un projet parfait et c'est très dur de voir où on en est. "

Quand Paule Ka est arrivé, son nouveau patron Matthias Thoma parlait d'un partenariat au long terme et vous parliez déjà d’une montée au plus haut niveau mondial. Est-ce que vous avez le sentiment qu'il vous a menti ?
TC
: "Je ne connais pas la raison pour laquelle il ne remplit pas ses obligations. Il y en avait deux des obligations en fait : le statu quo pour terminer la saison et l'ambition de créer une équipe World Tour en 2021. Il était d'accord pour cela. Tout était convenu. Nous n'avons jamais su les raisons de ce revirement. Je ne peux pas dire quelles sont ses motivations et je ne veux pas spéculer là-dessus. Il était en tout cas régulièrement informé de la situation. Il savait qu'on était de plus en plus danger, qu'on se rapprochait d'un arrêt avant la fin de la saison. D'un point de vue émotionnel, c'était une situation très compliquée. Les coureuses ont été mises au courant à un certain point. Dans la foulée de Liège-Bastogne-Liège, elles savaient que la marque ne voulaient plus continuer avec nous."

Y a-t-il encore un espoir de sauvetage de l'équipe ou c'est définitivement terminé ?
TC
: "La situation est claire (il soupire). Il n'y a pas d'argent dans l'équipe. Nous avons des actifs, des vélos, mais on va devoir les vendre pour payer les factures à la fin de l'année. L'équipe va s'arrêter. Nous avons tout planifié, on va s’en sortir. Nous avons déjà de quoi payer tout le monde jusqu'à la fin de l'année."

J'ai lu que vous aviez dû investir 300 000 euros de votre poche...
TC
: "Ca n'a pas d'importance. Je l'ai fait, je ne veux pas parler de sommes. Je ne peux pas confirmer 300 000, mais nous avons soutenu l'équipe parce que c'était nécessaire. Nous l'avons déjà fait par le passé avec ma femme, qui était elle aussi une cycliste à succès puisqu’elle a participé à trois Jeux olympiques avec la Suisse. Elle sait combien c'est difficile. Vous avez vu les réactions des coureuses. Nous étions presque une famille. La séparation est très dure. Le message de Lizzy (Banks) est à 100% ce que je pense. Nous avons la même vision du sport et sur la manière de réussir."

Les derniers résultats étaient particulièrement impressionnants. L'équipe faisait partie des toutes meilleures mondiales. Mais soudainement, tout doit s'arrêter. Au-delà de votre cas personnel, c'est une très mauvaise nouvelle pour le cyclisme féminin...
TC
: "Si vous regardez notre effectif, les noms qui le composent, 18 mois en arrière aucune de ces coureuses n'était très connue. Peut-être que Marlen (Reusser) était un peu plus visible. Cette équipe, après 5 ans, si vous regardez la courbe de progression, c'est à couper le souffle. Toutes ces coureuses sont tellement pleines de talent. On l'a vu dans leur style de course et leur mentalité. Elles ont faim. A peine une ou deux semaines après qu'on leur a dit que l'équipe ferait rideau, quasiment chacune d'entre elles avait déjà trouvé un nouveau contrat en World Tour. Et ça me rend fier.

Combien de coureuses sont encore en recherche de contrat ?
TC
: "J'essaie encore d'avoir toutes les informations, mais toutes ont un contrat qui s'étend au moins pour la saison prochaine. Dans cette situation, je m'investis personnellement pour les aider avec mes connaissances et mon réseau. Tout va dans la bonne direction pour elles."

Comment pourrait-on éviter que ce genre d’histoire ne se répète ?
TC
: “Je pense que c'est fondamental de voir avec l'UCI pour changer la manière dont les équipes cyclistes doivent être financées. Ca doit revenir sur la table. Je leur fais confiance et les encourage à le faire. On est tous fragiles. J'ai transmis notre cas à l'UCI pour qu'ils regardent attentivement ce qu'il s'est passé. On doit absolument éviter d'en arriver à ce genre de situation. On doit explorer d'autres moyens de financer des équipes pour qu'elles soient solides sur la durée et puissent voir venir. J'ai eu des très bonnes discussions avec eux par le passé. L'UCI sait écouter mais elle doit en faire plus pour le cyclisme féminin. Nous devons apporter des idées nouvelles, pas uniquement pour les hausses de salaires, etc... On doit instaurer un cercle vertueux.

Et pour vous, quelle est la suite après 20 ans dans le vélo ?
TC
: "Je dois clore cette histoire, avec fierté, et remplir toutes les obligations que nous avons. Il y a pas mal de boulot. Après tout ça, je ne sais pas trop. Probablement, je me reposerai auprès de ma famille, mais vous savez, le cyclisme c'est un peu comme une drogue pour moi. Donc, on verra ce qui pourra se passer."

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