Cyclisme : Pogacar, itinéraire d'un prodige pressé
"Je m’appelle Tadej, je viens de Klanec. Toute ma vie c’est le siège et le guidon, rien ne peut m’arrêter quand je roule dans la campagne". Pendant le confinement, Tadej Pogačar s’était aventuré à une reprise de rap humoristique sur la Covid-19. Cinq mois plus tard, à l’issue d’un contre-la-montre supersonique dans la campagne vosgienne, ces quelques mots forment un drôle d’écho. Du haut de sa frimousse juvénile, de son caractère pugnace, Tadej Pogačar vient de gagner le Tour. Et de quelle manière : trois étapes, trois maillots distinctifs (jaune, à pois et meilleur jeune), un seul jour en jaune, ce dimanche, où il a pu pavoiser sur les Champs-Élysées. Du jamais-vu.
La trajectoire de Pogačar, c’est d'abord celle d'un hasard. Lorsqu’il s'inscrit à 8 ans au Rob Ljubljana Cycling Club, il y va presque en traînant les pieds. Lui son truc, c’est le football, mais l’envie d’imiter son grand frère Tilan (de deux ans son aîné) est trop forte. "Le coach Miha Koncilja cherchait de nouveaux membres et je souhaitais suivre les traces de mon frère. Malheureusement, ils n’avaient pas de vélo à ma taille au club", se souvient-il.
Nous sommes en 2006, et le cyclisme slovène s’apprête à voir une météorite s'abattre sur ce petit pays de deux millions d’habitants. "Quand les courses ont commencé au printemps 2008, on m’a trouvé un vélo. Ma première course était à Trstenik, je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire. Mais le coach m’a rapidement appris." Insouciance et témérité, deux qualités que le public mondial a pu observer pendant ces trois dernières semaines. "A neuf ans, je roulais avec des garçons de deux ans plus âgés que moi, car nous n'avions pas de catégorie pour les jeunes comme moi en Slovénie. C'était une course avec des tours de trois kilomètres, mais je suis allé devant et j'ai gagné", raconte-il, sourire aux lèvres. La machine est lancée.
Hauptman, l’homme décisif
Jusqu’en 2018, à l’aube de ses 20 ans, Pogačar crève l’écran et attise toutes les convoitises. Le pur produit de la formation slovène est prêt à faire le grand saut dans le monde impitoyable du cyclisme professionnel. Ses performances avec la formation Ljubljana Gusto Xaurum, dirigée par Marko Polanc (le père de Jan, 22e à la Planche des Belles Filles samedi) font saliver les recruteurs. En juillet 2018, Pogačar voit toquer à sa porte la première formation de l’élite : UAE Emirates.
L’ancienne équipe italienne Lampre s’est fait une spécialité d’aller puiser dans le réservoir slovène frontalier pour compléter son équipe. Un rapprochement rendu possible par un homme : Andrej Hauptman. L’ancien sprinteur de la Lampre et actuel sélectionneur national est resté très proche du mystérieux Mauro Gianetti, l'actuel manager, et gérant de Saunier-Duval lors du retrait du Tour en 2008 suite au contrôle positif de Ricardo Ricco. Il est également un proche de Giuseppe Sarroni (vainqueur du Giro en 1979 et 1983), directeur sportif historique et patron de l’ex-formation aux couleurs fuschia et bleu marine, impliqué dans l'affaire Mantoue. Passée sous pavillon émirati en 2017, elle a conservé des circuits de recrutement proches de l’Italie.
Un Tour d'avance
Hauptman a repéré la comète Pogačar à ses onze ans pour ne plus jamais s'en éloigner. Et se délecte d’une anecdote délicieuse sur le futur vainqueur du Tour de France 2020. "Un jour je suis arrivé en retard à une course. C’était une boucle en plusieurs tours. J’ai vu un gamin tout frêle qui se faisait dépasser par le peloton. J’ai dit aux organisateurs qu’il fallait faire quelque chose pour aider ce jeune coureur. Les organisateurs m’ont dit que ce n'est pas ce que je pensais. C’était ce jeune qui avait un tour d’avance sur le reste . Incroyable ! Ce petit jeune, c’était Tadej Pogačar." De quoi vous convaincre que vous avez trouvé l’oiseau rare, de ceux qui sont sans pitié sur le bitume. "Hauptman m'a montré la voie dans le cyclisme", dira plus tard Pogačar.
Chipé à la concurrence par UAE Emirates au début de la saison 2019, Tadej Pogačar rejoint Jan Polanc dans la formation World Tour. "J'ai dit à Mauro et à Saronni que je tenais quelqu'un. Il était jeune, nous allions voir comment le gérer. Mais si on regarde ce qu'il a fait en 2018, on peut voir que c'était le bon moment pour Tadej de passer pro", se remémore Hauptman. Chez les Slovènes, son aîné Primož Roglič a pris son élan depuis trois ans en rejoignant à l’époque Lotto-NL Jumbo (aujourd’hui Jumbo-Visma), Pogačar, lui, saute dans l’inconnu. Avec un peu de crainte, pour une fois. "J’étais un peu angoissé à l’idée d’avoir de nouveaux partenaires, car j’évoluais dans la même équipe depuis dix ans. Tu arrives quelque part et c’est un peu effrayant", raconte Pogačar.
Révélation sur la Vuelta
Mais chez lui, pas le temps de stresser : cinq mois après ses débuts, il devient sur le Tour de Californie le plus jeune vainqueur de l’histoire d’une course World Tour, le plus haut niveau mondial, à seulement 20 ans. "Je me sens déjà vieux quand je vois qu’un coureur de 20 ans gagne une course par étapes. […] Je n’ai eu qu’un seul camp d’entraînement avec lui en décembre mais c’était un réel plaisir", racontait avec son sourire charmeur Dan Martin après le Tour d’Algarve 2019, remporté aussi par Pogačar.
Les observateurs ont réellement découvert le phénomène sur le dernier Tour d’Espagne, sur lequel son équipe UAE Emirates ne l’avait d’abord pas prévu. Bien lui en a pris : trois étapes, un podium final inespéré avant la course. "Quand je suis allé sur la Vuelta, j’étais relax. Puis j’ai vu que je me débrouillais bien après la première semaine (9e au général) et j’ai continué à donner le meilleur. En Andorre, j’ai gagné l’étape, c’était une grande surprise. A ce moment là, je me suis dit que j’allais jouer le coup à fond. Je voulais finir la course parmi les meilleurs. La 20e étape m’a fait monter sur le podium, c’était fou", raconte le Slovène.
"Quand sa tête veut quelque chose, ses jambes s’y plient." - Jaka Primožič, cycliste et ami d'enfance de Pogačar
Pogačar a secoué le Tour
Le cyclisme slovène a fait un choix en propulsant Tadej Pogačar et non Jaka Primožič ou Žiga Horvat, les autres "fuoriclasse" encore dans l’antichambre du plus haut niveau. Primožič, qui l’a côtoyé depuis ses premiers pas, racontait dans Libération le caractère presque insolent de Pogačar : "Il ne fait que ce qu’il veut. Quand sa tête veut quelque chose, ses jambes s’y plient. Tadej pouvait s’enfiler dix crêpes au Nutella le matin des Jeux méditerranéens avant de nous mettre la misère sur le vélo."
Là où son aîné Primož Roglič semble propre sur lui, mesuré voire robotique en course, Pogačar est un fonceur. Il n’a jamais cherché à calculer sur ce Tour de France, il n’a d’ailleurs cessé de le répéter : "J’attaquerai dès que je le pourrai". La force collective de Jumbo-Visma est apparue sur ce Tour parfois presque un fardeau pour Roglic, transi à l’idée de faire échouer la dépense collective.
Rapidement privé de deux précieux équipiers en la personne de Fabio Aru et Davide Formolo, Pogačar n’a pu compter que sur lui-même. Une stratégie qui n’en est pas une même, mais qui lui colle parfaitement à la peau. Foncer, et réussir. "Je vous suggère de bien retenir le nom de Tadej Pogačar. Nous tenons là un des grands champions de demain", assurait début janvier Giuseppe Saronni, le manager général de Team Emirates. Il n’a même pas fallu attendre demain pour que Tadej Pogačar explose à la face du monde. Il lui faudra désormais, à l'occasion cette prise de pouvoir écrasante, sans équipiers, slalomer entre les suspicions et les doutes inhérents à une prise de pouvoir aussi fracassante sur la plus grande course du monde.
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