Cyclisme : comment les équipes françaises tentent de lutter contre les mastodontes pour enrôler les jeunes espoirs

Article rédigé par Théo Gicquel, franceinfo: sport
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 6 min
Le Français Lenny Martinez (à g.), le Mexicain Isaac del Toro et le Belge Cian Uijtdebroeks (à dr.) (AFP)
Face à la concurrence féroce d'UAE-Team Emirates ou Visma-Lease a Bike, les équipes françaises tentent de rivaliser pour couver les talents de demain.

Cian Uijtdebroeks, Isaac Del Toro, Leo Hayter ou encore Johannes Staune-Mittet. Ces noms de jeunes coureurs vous sont sans doute inconnus, mais un futur vainqueur du Tour de France se cache peut-être parmi eux. Derrière Tadej Pogacar et Remco Evenepoel, ils sont les stars de demain, et ont tous un point commun : avoir été ciblés et recrutés par les trois formations phares du cyclisme mondial : Visma-Lease a Bike (Uijtdebroeks, Staune-Mittet), UAE-Emirates (Del Toro) et Ineos Grenadiers (Hayter). 

Désormais, la bataille pour la victoire au Tour de France se joue dans le Tourmalet ou l'Alpe-d'Huez, mais aussi bien en amont. Car ce qui était encore une anomalie il y a une dizaine d'années est désormais la norme. "ll y a un rajeunissement des vitesses de progression des jeunes. Ils sont brillants de plus en plus tôt. Les gros acteurs de la formation chez les jeunes ont beaucoup investi, et ont donc aspiré les meilleurs coureurs", constate Jean-Baptiste Quiclet, directeur de la performance chez Decathlon-AG2R La Mondiale.

Joxean Fernández Matxín (à g.), Tadej Pogacar (au centre) et Marc Soler lors d'un entraînement le 29 juin 2022. (MARCO BERTORELLO / AFP)

La meilleure des trois dans ce domaine, UAE-Emirates, a, ces dernières années, récolté les fruits de sa stratégie : deux Tours de France avec Tadej Pogacar, et plusieurs podiums en Grand Tour avec ses deux autres espoirs, Joao Almeida et Juan Ayuso. "Pour le moment, nous avons un peu d'avance à ce sujet sur Visma, mais pour les cyclistes belges ou néerlandais, c'est sans doute mieux pour l'atmosphère ou la langue d'aller chez eux. Pour les latins ou les Européens du sud, notre structure est peut-être mieux", constate Joxean Fernández Matxín, directeur sportif chez UAE-Emirates.

Trois modèles, un même objectif

Avec des budgets estimés largement supérieurs, UAE, Visma et Ineos ne laissent que peu de chances aux autres, même s'ils adoptent des stratégies différentes pour cadenasser les talents. "Visma a parié sur la formation avec la création de sa structure de développement il y a quelques années. Ineos est plutôt dans une logique d'aller recruter les meilleurs jeunes internationaux. UAE fait un peu de formation, mais ils sont aussi dans une logique de recrutement dans le marché externe", observe Jean-Baptiste Quiclet.

Dans cette guerre du recrutement, les équipes françaises ont du mal à trouver une place face à des formations gérées par des états pétroliers ou des groupes aux revenus colossaux. "On peut comprendre que des jeunes ou des familles craquent devant cette planche de billets. Dans le cas d'UAE, c'est l'aspect financier qui fait la différence", tranche Philippe Mauduit, directeur de la performance à Groupama-FDJ après avoir été dans l'équipe émiratie en 2018. "Selon moi, ce n'est pas dans les premières conversations ou considérations pour les jeunes", évacue de son côté Matxin sur la question financière.

Comment les équipes françaises peuvent alors lutter pour exister ? En misant sur l'équipe de développement : Groupama-FDJ, Decathlon-AG2R La Mondiale et Arkéa-B&B Hôtels ont déjà la leur, qui évolue en troisième division mondiale. "Il est excessivement compliqué pour nous d'aller recruter à l'extérieur, donc on s'est concentré sur la formation afin de détecter, développer et fidéliser des jeunes talents en interne", ambitionne Jean-Baptiste Quiclet, en charge chez Decathlon-AG2R La Mondiale de la structure "NewGen", qui regroupe l'équipe juniors (U19) et celle de développement (U23), tout juste lancée en 2024.

La Groupama-FDJ a, elle, été parmi les premières à investir dès 2019 dans son équipe de développement, la "Conti", au point qu'elle compose aujourd'hui la moitié de l'effectif de l'équipe première, et produit déjà des résultats au plus haut niveau.

"Il y a 3-4 équipes qui ont des budgets qui explosent ceux de toute la concurrence. C'est l'évolution de la société, on doit s'y adapter. Ce qui fait notre différence, ce sont les compétences techniques et l'environnement humain qu'on peut apporter au coureur."

Philippe Mauduit, directeur du pôle sport de l'équipe Groupama-FDJ

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Ces deux formations françaises ont donc pris la direction du développement. Mais Jean-Baptiste Quiclet note plusieurs particularités que n'ont pas les grosses écuries. "Le premier point de décalage, c'est l'environnement fiscal français, qui protège nos athlètes. Notre structure de formation U23 bénéficie du même cahier des charges que le niveau professionnel. Nos jeunes ont un contrat de travail, une sécurité sociale, un chômage, ce dont on est plutôt fiers. Une structure à l'étranger aura principalement des contrats ultra-libéraux, type prestations de service pour le staff. Ça donne plus d'agilité pour leur gestion".

L'influence grandissante des agents complique également le processus. "Les conditions de contrat actuel sont de plus en plus difficiles avec la concurrence plus forte, la professionnalisation des environnements et l'arrivée des agents", poursuit celui qui a accompagné Romain Bardet pendant six ans dans la formation savoyarde. "Jusqu'aux années 2010-2015, ils avaient une sorte de code moral de ne pas se préoccuper de ce qui se passait chez les jeunes. Mais certains ont ouvert le bal d'aller les chercher très, très tôt. Il y a désormais un phénomène qu'on ne pourra pas freiner, avec la présence d'agents dans des compétitions U19, aux arrivées, dialoguant avec les parents pas toujours connaisseurs du milieu", déplore-t-il.

Pour contrer la tentation de l'étranger, du portefeuille bien rempli mais aussi de la proximité avec les plus grandes stars, les équipes françaises misent sur un projet sportif cohérent afin de prouver aux jeunes que réussir en France est toujours possible. "Ce n'est pas impossible de signer les meilleurs espoirs, on l'a démontré avec Romain [Grégoire] et Lenny [Martinez] qui étaient les meilleurs de leur catégorie d'âge et qui sont encore chez nous", souligne Philippe Mauduit.

Dans la famille Martinez, focus sur Lenny, 19 ans. Après Mariano, le grand-père et Miguel, le père, voici Lenny, le fils, coureur de la Groupama-FDJ et auréolé d'une première victoire chez les pros cet été au sommet du Mont Ventoux !
Focus sur le jeune Lenny de la dynastie cycliste Martinez Dans la famille Martinez, focus sur Lenny, 19 ans. Après Mariano, le grand-père et Miguel, le père, voici Lenny, le fils, coureur de la Groupama-FDJ et auréolé d'une première victoire chez les pros cet été au sommet du Mont Ventoux !

Il n'est d'ailleurs plus rare de voir les meilleurs espoirs sur les plus grandes courses, et s'y montrer. "Longtemps, on a plutôt été dans la surprotection. On ne pensait pas qu'un jeune de 21 ans pouvait avoir les aptitudes d'aller faire un Grand Tour. On n'a pas vu évoluer les potentiels athlétiques des jeunes. Aujourd'hui, on est moins protecteurs, mais on maîtrise mieux les leviers", analyse Jean-Baptiste Quiclet, qui compte dans ses rangs l'espoir français Léo Bisiaux (18 ans), champion d'Europe et du monde Juniors de cyclo-cross.

Mais cette politique a aussi des conséquences, parfois directes sur l'équipe première : "On est plutôt dans une logique de se couper peut-être du recrutement d'un leader de niveau international au niveau de l'équipe World Tour, afin d'en générer davantage dans le futur avec notre filière de formation", concède-t-il.

Avec une forme d'urgence à "verrouiller" les meilleurs espoirs français avant que l'étranger ne vienne leur faire les yeux doux, les formations françaises cherchent autant à dénicher l'espoir de demain qu'à ne pas rater un Julian Alaphilippe, parti à 21 ans en Belgique chez Quick-Step. "Les échéances arrivent plus vite qu'avant pour décider ou non de s'engager. Ce qui semble être la parade, c'est d'avoir un projet sportif solide. Si les jeunes se sentent bien là où ils sont, ils n'ont pas d'intérêt à partir. Même si bien sûr, parfois, les aspects financiers écrasent un peu tout. Mais les équipes françaises ont fait un grand chemin ces dix dernières années", conclut Jean-Baptiste Quiclet. 

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