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Chloë Turblin : “Pour eux, c'est normal qu'on ne soit pas rémunérées”

Cycliste professionnelle au sein d’une équipe UCI, Chloë Turblin a quitté en trombe le team Health Mate en février. A l’heure où le cyclisme féminin connaît une médiatisation accrue, elle raconte l’extrême précarité qui touche une grande partie du peloton et la position de faiblesse qui l’empêche de se consacrer à 100% au vélo.
Article rédigé par Andréa La Perna
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 7min
  (COR VOS / COR VOS FOTOPERSBURO-VIDEO ENG)

Sur Facebook, vous avez publié un long message où vous expliquez avoir claqué la porte de la formation Health Mate. Le mot précarité revient. Vous étiez mal payée ?

Chloë Turblin  : "Je n’allais jamais être rémunérée alors que j’évoluais dans une équipe professionnelle UCI. J’ai interrompu mes études pour être pro. Aujourd’hui, les échéances de remboursement de mon prêt étudiant arrivent à leur terme..."

Vous étiez la seule dans l’équipe à ne pas être rémunérée ?

CT : "Non, l’équipe ne rémunère pas la majorité de ses coureuses. Très peu de filles ont des contrats payés. Certaines ont droit à des dédommagements, elles ont des congés payés. De mon côté, le manager m’a proposé des missions au noir dans la communication de l’équipe en gros, des présentations notamment. Cela devait être bien distinct du vélo. Mais à partir d’un moment, ce travail a interféré avec mes sélections."

Donc vous étiez en position de faiblesse...

CT : "Le manager m’a dit qu’il n’était pas content de mon travail. Il m’a menacée. Si ça continuait comme ça, il m’a prévenu qu’il ne me sélectionnerait pas pour les prochaines courses. Pour lui, j’étais une mauvaise personne qui travaillait mal. C’est parti en conflit et les choses ont pris des proportions démesurées."

Il vous reprochait quoi exactement ?

CT : "On me reprochait de ne pas avoir rendu un travail dans les temps. J’avais deux mois pour faire cette commande. Comme je n’ai joué le jeu qu’un mois et demi, je ne pouvais pas la respecter. C’était impossible d’assumer deux temps pleins pour l’équipe. J’ai dû mettre fin à mon contrat."

Comment votre équipe justifiait le fait de ne pas vous payer ?

CT : "Ils se justifient en nous disant que, pour nous, c’est une immense opportunité de participer à des compétitions de ce niveau là. Pour eux, c’est normal qu’on ne soit pas rémunérées. A nous de nous satisfaire de faire partie d’une équipe pro. C’est fréquent dans le sport. Cette année, dans l’équipe, une seule fille doit avoir un contrat payé. Les autres n’y ont pas droit alors qu’elles ont le même nombre d’heures de course. Après, ce n’est pas propre au cyclisme féminin, tout le sport féminin connaît cette précarité."

Difficile de remplir le frigo...

CT : "Avec autant d’heures de course et d’entraînement, on doit être dédiées à 100% pour notre équipe. Les équipes exigent en plus qu’on soit à un endroit précis à une date précise. On doit être disponibles, mais sans contrepartie financière. Pour travailler à côté, il faut que l’employeur accepte les contraintes d’entraînement. C’est le serpent qui se mord la queue."

Mais vous n’avez pas arrêté.

CT : "J’ai rebondi chez Multum, une équipe nationale belge. Comme je n’avais plus de matériel, j’ai dû racheter un vélo. Je vous épargne le coût que cela représente… Et c’est à moi de faire les réparations toute seule. L’image peut faire rire, mais c’est crucial. Sur le Het Nieuwsblad (le 2 mars dernier), j’étais en tête de peloton et je me suis dit : “Qu’est-ce que tu fais Chloë ? Tu chutes là tout de suite, ton vélo tu dois tout repayer”. On arrive à penser à son propre matériel pendant la course."

Ce qu’on ne voit pas dans le peloton masculin ?

CT : "Chez les hommes, tous les professionnels sont payés, et c’est totalement légitime. Prenez le niveau des récompenses, c’est un autre monde. On restera toujours en retrait même si la médiatisation avance."

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Revenons sur le Het Nieuwsblad, il s’est passé quelque chose à la fois improbable et tellement symbolique du manque d’estime accordé aux cyclistes féminines…

CT : "Oui, la course féminine (partie dix minutes après les hommes) a dû être arrêtée pour ne pas perturber le peloton masculin (partie en échappée solitaire, Nicole Hanselmann avait rattrapé l’autre course). L’organisation ne nous a pas clairement expliqué la situation. Ça nous met en rage de voir ça. Ils veulent nous aider en faisant courir les deux courses la même journée pour améliorer la médiatisation, à la fin ça reste inégalitaire."

Y a-t-il des solutions pour réduire la précarité du peloton ?

CT : "Le sport féminin est en progrès, je ne vais pas cracher là-dessus. En 2020, des réformes sont prévues pour le cyclisme féminin par l’UCI. Ils veulent instaurer un salaire minimum, et c’est très bien. Mais généralement ça prend du temps et je ne pense pas que tout soit réglé l’année prochaine et il y a tant de choses à faire..."

En attendant, vous avez lancé une cagnotte pour financer votre saison 2019, c’est ça?

CT : "Ce n’est pas moi qui l’ai lancée, mais oui elle est ouverte… Je suis assez gênée de demander de l'aide. Au niveau amateur, ça se fait déjà mais pas au niveau professionnel… Là je cherche toujours un travail. Je ne voulais plus vivre dans le Nord, mais comme mon équipe est belge, je suis obligée de rester à la frontière. Je dois me déplacer aux compétitions avec ma voiture après avoir fait 300 bornes toute seule et m’être levée à 5 heures du matin. J’arrive à côté des Chantal Blaak et Marianne Vos dans leur camping car, bien au chaud. Dans cette situation là, on ne peut pas rivaliser."


Chloë Turblin a commencé le cyclisme à 11 ans avant d’entreprendre des études de kinésithérapie à Valence, en Espagne. Elle est revenue la tête la première dans le sport en 2017, en signant avec Health Mate, une des 40 équipes féminines UCI. A 23 ans, elle a quitté la formation avec fracas pour la nationale belge Multum.

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