: Reportage "On en avait marre d'être invisibles" : à deux jours des JO de Paris 2024, des dizaines de familles à la rue campent devant la mairie du 18e arrondissement
Les yeux embués derrière ses lunettes de soleil, Amina, mère de famille de 35 ans, tente de "rester positive" malgré la nuit difficile qu'elle vient de passer. "On était à quatre sous une couverture, dans le bruit des voitures et le vent qui faisait tout s'envoler", raconte-t-elle, au milieu des familles sans abri qui ont passé la nuit du mardi au mercredi 24 juillet sur la place Jules Joffrin, devant la mairie du 18e arrondissement de Paris.
Collés à elle, ses deux enfants de 2 et 4 ans ont les traits tirés. "Ils ne comprenaient pas ce qu'on faisait là, ils se sont endormis en pleurant", explique-t-elle, alors que son mari se repose après une nuit entière à veiller. Autour d'eux, sur des tapis de sol, des plaids et des couvertures de survie, les parents attendent en plein soleil, surveillant leurs enfants qui jouent au chat ou à effrayer les pigeons. "Ce matin, nous avons compté 236 personnes, dont une centaine de mineurs", relate Yann Manzi, délégué général d'Utopia 56, association française d'aide aux réfugiés et aux étrangers en situation irrégulière. Parmi eux, de nombreux enfants en bas âge, dont un bébé de trois semaines.
"Je voulais me montrer, dire qu'on existe"
La nuit précédente, Amina aurait pu appeler le numéro d'urgence sociale du 115, comme elle le fait depuis un an. "Mais à quoi bon ? J'y passe souvent deux ou trois heures, et ça ne marche presque jamais, souffle-t-elle. Je leur dis que je suis avec une couverture dehors, qu'ils pourraient au moins prendre mes enfants. On me répond que non." Après avoir perdu son logement, la petite famille a été hébergée chez des proches, qui ont ensuite dû déménager. Les nuits en foyer et sous la tente se sont alors enchaînées.
"Le problème, c'est que les gens ne font pas attention à nous. Ils se disent peut-être qu'on fait du camping dans les parcs ?", sourit Amina, l'air amer. "On en avait marre d'être invisibles, il fallait que ça change." En s'organisant entre elles, les familles ont décidé de venir devant la mairie. "C'était soit ça, soit dormir à l'aéroport Charles-de-Gaulle, confie Amina. Mais moi, je voulais me montrer, dire qu'on existe". A deux jours de la cérémonie d'ouverture des Jeux de Paris 2024, la mobilisation avait aussi plus de sens dans la capitale. "Paris va accueillir le monde entier, mais nous on reste sans maison, à toujours devoir bouger, déplore Amina. C'est très dur pour les enfants, et pour ceux qui sont à la rue alors qu'ils ont un boulot."
Moins de place en hôtel social "à cause des JO"
Assis à quelques mètres d'elle sur la grille du manège de la place, Mohamed, la trentaine, fait partie de ces travailleurs précaires. "Je suis dans le bâtiment, mais pas déclaré", rapporte-t-il, la mine sombre. Depuis le mois d'avril et une expulsion locative, il est à la rue avec sa femme et leurs cinq enfants, âgés de 1 à 7 ans. Ces derniers mois, la "pression de la police" s'est accrue "sur ceux qui dorment dans les tentes", raconte-t-il.
"Ce qu'on vit, c'est un drame. Mais un drame caché, décrit Mohamed. On nous demande toujours de partir, de ne pas faire trop de bruit." Pour lui, l'accueil du 115 est "trop limité", car les familles doivent quitter les lieux la journée. "Au téléphone, on nous dit aussi qu'il y a moins de place en hôtel à cause des JO", ajoute-t-il. Difficile aussi de partir vers l'un des sas d'accueil temporaire en région, car il perdrait alors ses petits boulots glanés autour de la capitale. "Ce qu'on veut, c'est juste un respect de la dignité. Est-ce que c'est trop ?", demande-t-il, les yeux écarquillés.
"Au nom de l'image de marque, on sacrifie le social"
Alors que l'église sonne 11 heures, le soleil se fait de plus en plus pesant sur la place. Sous les yeux des passants interloqués, certains sans-abri réarrangent leur matelas de fortune. Une mère de famille passe un coup de lingette sur le visage de ses enfants, pendant que ses voisines discutent avec les bénévoles d'Utopia 56, qui se relaient depuis la veille.
"Ce matin, il a fallu amener du café soluble, de l'eau chaude, des couches, des pots pour bébé, liste Sara, volontaire au sein de l'association depuis un mois. C'est courageux de la part de ces familles de manifester ici, alors on les aide à s'organiser et on est là en cas d'intervention des forces de l'ordre." Aux abords de la place, des policiers municipaux et des agents en civil surveillent le campement à bonne distance. Après une nuit dehors, un comptage a finalement été réalisé par la ville de Paris.
"Ces problèmes de logement et de précarité existaient bien sûr avant les Jeux olympiques. Mais l'organisation des JO a accéléré la misère, en expulsant des milliers de personnes sans leur proposer de solution durable."
Sara, bénévole auprès d'Utopia 56à franceinfo
"Quand je vois l'argent que l'on a dépensé pour les JO, j'ai encore plus de mal à voir ces familles à la rue", confie Sara, qui digère mal le 1,4 milliard d'euros débloqué pour nettoyer la Seine. "Ce sont des couples que je connais, il y a des femmes enceintes, des gens que l'on a déplacés de leur squat, juste parce qu'on ne voulait pas les avoir dans le paysage des Jeux", peste l'étudiante de 22 ans. "Au nom de l'image de marque, on sacrifie le social, c'est dommage pour une compétition sportive que tout le monde apprécie par ailleurs."
Sur la place occupée, les familles veulent montrer leur détermination. "Je ne bougerai pas tant qu'on ne proposera pas une vraie solution à ma famille", prévient Amina, qui voudrait pouvoir "enfin [se] poser" et travailler grâce à son diplôme dans le domaine de la petite enfance. Avec ses voisines d'infortune, elles peuvent compter sur le soutien de certains riverains. "Ça va ? De quoi avez-vous besoin en nourriture ?", demande Christine, une retraitée qui habite le quartier depuis 30 ans. Les bénévoles la remercient, elle propose de repasser dans l'après-midi. "Même si ce serait bien que vous ayez un toit d'ici là !", lance-t-elle, décrochant quelques sourires pleins d'espoir.
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