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"Victor" : Eric Cantona dans une variation subtile sur le triangle amoureux

L’affiche de "Victor" intrigue d’emblée : un footballeur-star reconverti en comédien (Eric Cantona), un ex-pilier… non de rugby mais de la Comédie-Française (Grégory Gadebois), une actrice (Caroline Sihol) familière des rôles de mondaines, jouent un auteur oublié des années 30, Henry Bernstein.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Eric Cantona et Grégory Gadebois dans "Victor" de Henri Bernstein
 (Photo Lot)

Du Bernstein intelligemment modernisé

Et, nous, question de génération, ce qui nous a d’abord intrigué dans "Victor", c’est Bernstein. Bernstein dont nos grands-parents louaient le talent tout en le trouvant sulfureux, Bernstein dont nous entendions le nom avec ceux d’Henry Bataille, Bourdet, Géraldy, Porto-Riche, Guitry même, et que l’on ne jouait plus, aucun d’eux, enterrés sous la poussière de leur réputation bourgeoise. C’étaient les années 60 et 70, l’époque de Sartre, de Ionesco, des Anglais en colère, des happenings : Roussin, Barillet et Grédy, Anouilh même, bons pour "Au théâtre ce soir". La roue tourne. Impitoyablement : on ne joue plus Sartre, plus guère Ionesco, Guitry est au pinacle, les autres ressortent de leur tombe, de leur oubli et les spectateurs se disent, étonnés : "Mais finalement  c’était très bien".

Très bien, oui. Mais parce qu’intelligemment  modernisé, en insistant sur les caractères, sur la force des sentiments au détriment des notations d’époque. Et elles sont pourtant là, les notations d’époque, dans "Victor", avec ces affairistes toujours au bord du gouffre dont les femmes s’ennuient parce qu’elles achètent elles-mêmes les diamants qu’ils n’ont pas le temps de leur offrir. Très bien aussi parce que le brillant des mots d’auteur découle des sentiments des personnages ("Par quel miracle êtes-vous revenu ? – Pour voir si les miracles existent") et ces mots-là nous ravissent, nous font rire, nous émeuvent : ces gens sont intelligents et lucides sur eux-mêmes et Bernstein, dans sa férocité sociale (moins mondain, moins éblouissant que Guitry), les respecte, même dans leurs aspects odieux.
Victor est assis sur un banc. Il sort de prison. Il attend celle qui lui a écrit des lettres brûlantes, Françoise, la femme de son ami d’enfance, Marc. Victor a pris en prison la place de Marc, parce que c’est comme ça, l’amitié. Françoise, bouleversée par son courage et sa modestie, est tombée amoureuse de Victor parce que c’est comme ça, l’amour. Mais Victor se sent encore sale, fatigué, clochardisé par la prison. Indigne pour l’instant de cette femme qu’il vénère. On verra. Attendons. Puisque d’ailleurs Françoise et Marc ne s’aiment plus…   

Caroline Sihol et Eric Cantona
 (PhotoLot)

Des sentiments inhabituels dans ce genre de théâtre de boulevard

Mais la confrontation du mari, de la femme et de l’enfin-amant ne se passe pas du tout comme prévu. Défilent alors des sentiments inhabituels dans ce genre de théâtre: la force de caractère et la lâcheté, l’écroulement des illusions, l’amertume de la trahison, l’incompatibilité de l’amour et de l’amitié. Et l’on n’est pas au bout de nos surprises : la pièce fait une embardée vers la tragédie, l’amitié reprend ses droits, l’amour les perd, c’est une lutte entre eux mais une lutte où l’on rit beaucoup, grâce à l’assurance désarmante de Cantona, à la mauvaise foi désarmée de Sihol, à l’humanité de Gadebois contemplant un champ de ruines….

Son champ de ruines, où il trouve à se rebâtir. Et encore ensuite la fidélité, le respect de soi, l’idéal et le possible, l’illusion de l’amour, comme chez Marivaux et avec son amertume : dans un grand souffle et de beaux chuchotements, "Victor" nous emmène sur ces terrains-là de l’âme humaine ce qui, pour une prétendue pièce de boulevard, est plutôt… très inattendu.

Eric Cantona, Grégory Gadebois, Marion Malenfant
 (PhotoLot)

Trois "natures"

Rachida Brakni y est pour quelque chose : avec beaucoup de subtilité elle sait tirer parti de ses trois "natures": Gadebois est magnifique de tendresse blessée, de clairvoyance fataliste, avec ces accès de violence brusque des "ronds", dévastatrices et définitives. Cantona est cantonesque mais dans le meilleur des qualités qu’on lui devine (et Brakni, sa compagne, les connait intimement) : hâbleur mais courageux, aussi digne dans la victoire que dans la défaite, et avec au final un sacré panache dans l’adversité. Sihol est un peu trop "Sihol" au début, avec tout de même des moments exquis ("Savez-vous que cette robe a mauvais caractère ? Elle refuse de se laisser dégrafer par la personne qui la porte"), et elle est magnifique dans la scène finale, face à Victor.

Caroline Sihol et Grégory Gadebois
 (PhotoLot)

Les deux autres rôles ne sont pas sacrifiés : Marion Malenfant, émouvante en petite amoureuse abandonnée, Serge Biavan, très très bien en escroc qui croit avoir réglé sa dette à la société ("Pendant toute sa vie on continue de payer. Même quand on a tout payé") et trouve en Victor la conscience morale qui est presque pour lui une rédemption.

On se souvient alors, le rideau juste baissé, que le grand Alain Resnais avait adapté Bernstein il y a presque trente ans. C’était "Mélo", avec Arditi, Dussollier, Ardant et Azéma. On aurait envie aujourd’hui de revoir "Mélo" sur scène, et d’autres Bernstein, pour savoir enfin si "Victor" est une exception ou une perle au milieu d’un collier.

"Victor" d’Henry Bernstein au théâtre Hébertot
Mise en scène de Rachida Brakni, avec Eric Cantona, Grégory Gadebois, Caroline Sihol
78 bis Boulevard des Batignolles,Paris XVIIe
01 43 87 23 23

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