Une "Cruche" loin d’être sotte de l’ami Courteline au Lucernaire
Pourtant on a eu un peu peur en s’asseyant dans la petite salle du Lucernaire. "La cruche", dernière pièce de Courteline, a été créée en 1909, remaniée en 1913 (ce n’est jamais bon signe), rejouée à la Comédie-Française en 1919 et… rien depuis. L’on ne peut alors s’empêcher de penser qu’il y a peut-être une raison toute simple à cet oubli : la médiocre qualité du texte.
Effectivement, dans un décor pauvret, des comédiens se mettent à chanter joliment mais on ne comprend pas grand-chose. Sinon que "c’est pas Paris, c’est sa banlieue", que "la campagne, c’est plein d’innocence et la grande ville c’est plein d’inconstance" et que (cela, c’est joli) "c’est pas le chagrin, c’est sa banlieue". Sauf que (on l’a reconnu !) c’est un air repris de "Ciboulette", la charmante opérette de Reynaldo Hahn….
Et nous sommes en banlieue, à Chennevières, même à l’époque carrément la campagne ! Un couple, dans un jardin à la Monet : madame s’occupe des roses, monsieur ronchonne. Il attend confirmation d’avoir obtenu les Palmes Académiques, l’équivalent de la Légion d’honneur pour les fonctionnaires ronds-de-cuir que Courteline aimait tant à croquer. Il s’appelle Laurianne, elle s’appelle Margot, à l’époque les hommes avaient un nom de famille et les femmes un prénom; elles étaient en leur pouvoir économique, ce qui semblait autoriser ces messieurs à être envers elles, comme l’est Laurianne, d’une parfaite goujaterie. Surgit Camille, la voisine, que Laurianne, qui en a soupé de cette "cruche" de Margot, drague ouvertement. La dame, mondaine, et qui a été "ruiner mon mari dans la capitale en m’achetant plein de choses tout à fait inutiles" répond par un "Mais enfin, monsieur, je ne suis pas celle que vous croyez" qui laisse supposer très vite un "Ah ! oui, oui, oui, donne-moi ton corps". Bref on est dans le registre le plus habituel du vaudeville.
Arrive à ce moment, non le mari, mais un invité, Duvernié, peintre mondain. Et c’est alors comme si Courteline avait décidé de jouer avec les clichés du temps pour nous emmener ailleurs. Dans quelque chose, sinon de totalement inattendu, du moins de plus original. Puisque Laurianne semble prêt à abandonner Margot, Duvernié lui avoue tout à trac qu’il a toujours aimé la jeune femme et Laurianne lui répond, avec un mélange de défi et d’indifférence : "Prend-la si tu veux". Courteline bascule dans Marivaux.
Courteline, reconnaissant son "imagination inféconde", disait : "Un acte, un seul acte, voilà ma mesure au théâtre L’étrange de cette "Cruche", c’est que, cet acte-là, c’est le second ; le premier était un avant-propos. Où cependant, s’est placée une très belle scène : les aveux de Margot expliquant à Duvernié ému qu’elle est "bête" et brossant finalement sans s’en rendre compte un portrait bien amer de ces femmes de plus basse extraction que leur conjoint, qui se faisaient accuser par eux au mieux de mal tenir leur rang, au pire d’être de sacrées imbéciles. Or ce temps-là n’est pas si lointain, il n’est même pas sûr qu’il soit derrière nous.
On ne vous contera donc pas le second acte, qui se passe dans l’atelier de Duvernié où l’on retrouve au début une Margot heureuse, en couple, apparemment, avec son peintre. Il y aura de la tendresse, une écriture légère, un décor toujours simple mais très joliment éclairé, et surtout deux scènes délirantes de dépit amoureux, celui de Camille qui tourne à la folie furieuse façon opéra romantique où tout le monde se tue, et Florence Alayrac y est magnifique ; celui de Laurianne, complètement perdu et incohérent qui cherche des duels à tout bout de champ et là, enfin, Marc Sollogoub, qui jouait par trop les hystériques, justifie son jeu en y apportant une touche bienvenue de désarroi.
La mise en scène d’Henri de Vasselot est alerte et joliment rythmée
On vous dira cependant que Martin Jeudy est très juste dans le rôle délicat, délicat car sans relief apparent, du peintre. Que la "cruche" d’Agathe Trébucq réussit à se montrer constamment "cruche" (un peu), émouvante dans ses aveux et tout à fait charmante ensuite. Que l’idée de rythmer la pièce d’airs de l’époque (Hahn, Offenbach, le "Mon Dieu, que les hommes sont bêtes" chanté par Yvonne Printemps) est d’autant plus cohérente que les voix de nos amis forment un vrai quatuor (le soprano de Margot, le mezzo de Camille, le ténor de Duvernié, le baryton de Laurianne). Et qu’enfin la mise en scène d’Henri de Vasselot est alerte et joliment rythmée.On vous dira cependant que la conclusion est un peu décevante, sans qu’on sache si c’est manque d’imagination de Courteline ou réalisme devant les conventions du temps. Nul doute pourtant que le couple qui se forme au final -en laissant deux solitaires- se jettera bientôt des assiettes à la figure en s’envoyant des noms d’oiseaux.
Un dernier mot : le plaisir que l’on prend à "La cruche" tient aussi à son horaire : 19 heures. Ce qui serait un peu léger pour un repas normal est délicieux pour un apéritif. Tout en nous donnant envie d’une vraie soirée Courteline, tiens, pourquoi pas avec les Comédiens-Français au Vieux-Colombier si proche, où nous entendrions enfin ensemble "Les Boulingrin", "La peur des coups", "La paix chez soi", "L’article 330" et le délirant "Gora".
"La cruche" de Georges Courteline, compagnie de l’Envolée Lyrique, mise en scène d’Henri de Vasselot (chacun des quatre rôles est en alternance)
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