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Théâtre Déjazet : un très émouvant "Mois à la campagne" sublimé par Anouk Grinberg et Micha Lescot
A pièce géniale, distribution magnifique servie par une mise en scène belle et juste : la soirée que l’on passe au théâtre Déjazet vous comblera le cœur de grâce et de mélancolie.
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L’ennui. Les heures chaudes. Les cartes. De longs livres comme "Le comte de Monte Cristo" où l’on n’ose se plonger de peur de sentir le temps plus long encore. On passe d’un canapé droit à une chaise rude. On bavarde entre amis, et l’interminable été à la campagne s’écoule ainsi, dans un monde qui ne bouge pas.
La comparaison avec Tchékhov
"Un mois à la campagne" est une merveille qu’on ne joue pas assez, et qu’on pourrait désormais jouer beaucoup plus, grâce à la magnifique traduction de Michel Vinaver, qui n’est pas celle d’un traducteur mais d’un écrivain. On voit bien le problème de Tourgueniev, problème qu’il n’a pas cherché : la comparaison avec Tchékhov. Les mêmes pauvres distractions, le même petit théâtre mondain de province, les mêmes personnages reliés à la vie bourgeoise, un docteur, un propriétaire riche et solitaire, un étudiant pauvre et orphelin.Mais "Un mois à la campagne" est de cinquante ans en arrière. La censure tsariste et la critique aveugle refusèrent la lucidité solaire de Tourgueniev, il fallut le succès de Tchékhov, et même quelques années après la mort de celui-ci, pour qu'"Un mois à la campagne" triomphât, en 1909. Tourgueniev était mort depuis 25 ans, en France, ayant rompu avec sa Russie natale.
L'incontrôlable violence de l'amour, voilà tout
L’ennui, dont l’amour balaie toute la torpeur tel un orage d’été. Natalia Petrovna, mariée et languide hôtesse d’un riche domaine, a pour confident Rakitine, sans qu’on sache vraiment les sentiments de l’un et de l’autre : "Nos relations sont si pures, si franches et pourtant pas tout à fait naturelles" dit Rakitine. Mais voici que peu à peu Natalia Petrovna s’éprend du jeune précepteur qu’elle a donné pour l’été à son fils Kolia, Alexeï Nicolaïtch, qui enseigne l’allemand, fait des cerfs-volants, des feux d’artifice, apporte sans le vouloir la jeunesse dans la maison. Natalia Petrovna n’imaginait pas que l’amour pût avoir cette violence incontrôlable, incompréhensible, qui fait passer pour de l’eau tiède la tendresse qu’elle a pour Rakitine. Et c’est tout.C’est tout, mais c’est inouï et tout s’organise autour de cela. Il faut alors parler de ce qui fait qu’on a été si ému cette fois, alors qu’on avait déjà vu "Un mois à la campagne" : d’abord la mise en scène d’Alain Françon, subtile et belle, avec ce décor qui nous cache une partie de l’action, la plus vaine, des gens qui jouent aux cartes, pendant que Natalia et Rakitine, eux, sont debout devant nous : "S’ennuyer, quand on est avec des amis, est une chose terrifiante". Décor élégant et sobre (de Jacques Gabel), où l’on est parfois à l’écurie, parfois dehors, dans l’été russe, à manger des framboises comme dans "Eugène Onéguine" avec le samovar sur la nappe blanche, devant un mur peint où se lisent des traces de ciel bleu et des taches de couleur comme des fleurs des champs. Le bonheur simple, celui où par surprise naissent les sentiments.
Micha Lescot et Anouk Grinberg magnifiques
Ensuite une troupe d’acteurs magnifiques, Philippe Fretun, docteur impitoyable et amer, le ridicule vieux prétendant Bolchintsov à qui Jean-Claude Bolle-Reddat donne tant d’humanité, Lizaveta, la discrète dame de compagnie incarnée (trop discrètement) par Laurence Côte. Et les deux rivaux sans le savoir, un peu fades, Guillaume Lévêque, le mari, toujours à s’agiter sur le domaine, Nicolas Avinée, Alexeï Nicolaïtch banal, ahuri qu’une si grande dame qu’il n’ose regarder s’intéresse à sa personne, ahuri et ne sachant que faire de cet amour-là. Un peu fades, mais Françon les a choisis ainsi car ils sont leurs personnages !Et bien sûr Lescot et Grinberg. Faire de ce confident le personnage masculin principal est un coup de génie de Tourgueniev. Micha Lescot-Rakitine, dans son si élégant costume blanc (costumes superbes de Marie La Rocca), est merveilleux de mélancolie, de lucidité pudique, de confusion sentimentale et, au final, d’élégance morale qui cache à peine un désespoir bouleversant. C’est du très grand art.
Hésitation
Anouk Grinberg, cette comédienne trop rare et qu’on est si heureux de retrouver dans un pareil rôle, est tendre et perdue, grande dame et femme-enfant, impeccable de rythme et de tempo dans ses changements d’humeur, ce désarroi qui la voit tomber constamment en pâmoison sur son canapé droit pour se relever cinq secondes plus tard, merveilleux jeu de scène accompagné d’un "Dieu ! Envoie-moi la mort… Je crois que je deviens folle". Et cette diction, cette voix si particulière qui distille les phrases avec un tombé final moelleux comme de l’ouate (ce qui fait dire au docteur : "Ces femmes si hautaines qui laissent choir les mots et semblent vous dire : Baisse-toi donc pour les ramasser"). On ne sait si Natalia Petrovna sera Bovary ou Anna Karenine ou si au contraire une simple promenade en calèche lui fera oublier la passion d’un été, et c’est l’intense talent de Grinberg de nous laisser sur cette hésitation-là.Il y a enfin, à ce jeu des sentiments lumineux et cruel, une victime, comme chez Marivaux : Véra Alexandrovna, la petite orpheline trompée par sa maîtresse et ignorée par celui qu’elle regardait comme un soleil. India Hair y est magnifique en adolescente que le premier chagrin amoureux transforme en femme amère. On suivait déjà cette actrice au cinéma, on la découvre au théâtre avec autant de plaisir.
L’image finale de "La Cerisaie" de Tchékhov, une des plus belles mises en scène d’Alain Françon, était, dans une datcha vide, un vieux domestique endormi, symbole de l’ancien monde en train de s’éteindre. La dernière image d’"Un mois à la campagne", en clin d’œil, est une vieille femme seule, la belle mère de Natalia jouée par la grande Catherine Ferran, ex-Comédie Française. Mais cette Anna Semionovna, qui pourtant n’a rien compris, jette vers nous un regard terrible, pour nous rappeler que l’ancien monde n’a pas encore cédé.
"Un mois à la campagne" d’Ivan Tourgueniev, traduit du russe par Michel Vinaver, mise en scène d’Alain Françon. Théâtre Déjazet, Paris, jusqu’au 28 avril.
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